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« Il y a encore aujourd’hui un déni de la gravité des enjeux climatiques »

Dossier
Paru le 30.11.2023
Climat : le défi du siècle

« Il y a encore aujourd’hui un déni de la gravité des enjeux climatiques »

12.04.2022, par
Mis à jour le 24.05.2022
Marche pour le climat le 12 mars 2022 à Paris. À l'inverse du "déni cosmique" du film "Don't look up" (Adam Mc Kay, décembre 2021), les manifestants regardent le problème "en haut", ou plutôt en face...
Le magazine américain Time vient de classer Valérie Masson-Delmotte parmi les 100 personnalités les plus influentes en 2022. L’occasion de relire l’interview que la co-présidente du groupe de travail I du Giec, centré sur les constats physiques de l’évolution du climat, nous a consacrée il y a peu sur l’impact des rapports du Giec sur la société, les médias et les politiques.

Depuis sa création en 1988, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) tire la sonnette d’alarme, évalue les options, mais les actions menées ne semblent jamais à la hauteur des enjeux. Y a-t-il une sorte de dialogue de sourds entre le groupe d’experts et le monde politique ?
Valérie Masson-Delmotte1. Je tiens d’abord à rappeler que le rôle du Giec est de fournir un socle scientifique robuste, reconnu par l’ensemble des pays du monde. Pour ce faire, le Giec évalue de manière objective et rigoureuse l’état des connaissances et les différentes options d’action, à partir de l’examen des éléments factuels, issus de dizaines de milliers de publications scientifiques, techniques, socio-économiques.
    
Ses rapports ne sont pas des encyclopédies, mais une évaluation des connaissances permettant d’éclairer des choix politiques, de manière neutre et non prescriptive. Cela permet d’ailleurs de séparer le constat scientifique du Giec des négociations politiques internationales menées dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies pour le changement climatique2.   

Le rapport spécial de 2018 était clair : la redistribution des recettes d’une taxation du carbone aux ménages les plus modestes fait partie de la recherche d’un équilibre, entre incitation à la décarbonation et prise en compte des effets redistributifs.

Il faut aussi souligner la dimension sociale. Vulnérabilités, équité, justice climatique, transition juste, etc. sont prises en compte dans les évaluations du Giec. Prenons par exemple le rapport spécial de 2018 sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C. Il avait souligné à quel point chaque incrément de degré de température, supplémentaire ou évité, compte vis-à-vis des risques liés au climat. Il montrait à quel point chaque année compte vis-à-vis de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), et que chaque choix compte, pour construire des trajectoires vers une économie bas carbone et résiliente qui soient éthiques, équitables, justes et perçues comme justes.

Ce rapport spécial était par exemple explicite sur le fait que la redistribution des recettes d’une taxation du carbone aux ménages les plus modestes fait partie de la recherche d’un équilibre, entre l’incitation à des choix plus sobres en carbone et la prise en compte de ses effets redistributifs. La crise des « gilets jaunes » en France a montré l’importance de tenir compte de cette dimension sociale.

Daniel Leal-Olivas / AFP
À Glasgow, en Écosse, lors de la récente COP26 de fin 2021. S’appuyant sur le rapport du Giec de la même année, la déclaration de l’ensemble des pays commence par « science et urgence »...
Daniel Leal-Olivas / AFP
À Glasgow, en Écosse, lors de la récente COP26 de fin 2021. S’appuyant sur le rapport du Giec de la même année, la déclaration de l’ensemble des pays commence par « science et urgence »...

En tant que co-présidente du groupe I, que retenez-vous du troisième et dernier volet du nouveau rapport du Giec, publié lundi 4 avril ?
V. M.-D. Ce récent rapport constate une montée en puissance de l’action pour le climat dans les politiques publiques. Une vingtaine de pays ont déjà dépassé leur pic et porté une baisse durable de leurs rejets de gaz à effet de serre (GES), mais les émissions mondiales ont été record au cours de la dernière décennie. Il montre aussi que les coûts des batteries et la production d’énergie solaire et éolienne ont drastiquement baissé au cours de la dernière décennie. Il souligne que de multiples options dont la faisabilité est démontrée sont disponibles pour diminuer de moitié, voire davantage, les émissions mondiales de GES d’ici 2030, dans chaque secteur (énergie, villes, bâtiments, industrie, transport, agriculture, forêt et utilisation des terres), ainsi qu’en agissant sur la demande. Il montre en effet le potentiel associé à des politiques publiques et infrastructures favorisant l’adoption de modes de vie bas carbone, avec de multiples bénéfices en matière de bien-être et de santé.

Néanmoins, les politiques publiques existantes en 2020 nous placent plutôt sur une trajectoire d’émissions continuant encore à augmenter dans la décennie qui vient. Donc, sans un sursaut pour agir plus fortement et immédiatement, elles conduiraient à un réchauffement planétaire dépassant 1,5 °C dans les prochaines décennies, 2 °C d’ici 2050, et pouvant atteindre 3 °C (2,2 °C à 3,5 °C) en fin de siècle. Dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat, l’ensemble des pays s’est pourtant engagé à limiter le réchauffement largement sous 2 °C, avec l’aspiration à le limiter à 1,5 °C. Cela a encore été réaffirmé à l’issue de la COP26 en 2021.
   
Réactualisés en 2021 à la COP26, les engagements des différents pays par rapport à l’évolution de leurs émissions de GES d’ici 2025 ou 2030, s’ils sont mis en œuvre, pourraient permettre d’engager une faible diminution des émissions.

Du point de vue économique, il est plus rentable d’agir rapidement. Les investissements nécessaires ne représentent qu’une faible fraction du PIB annuel (de l’ordre de 0,15 %) d’ici 2050.

Mais ils restent insuffisants par rapport au rythme de baisse nécessaire pour tenir les objectifs (une baisse de l’ordre de 27 % de 2019 à 2030 pour limiter le réchauffement sous 2 °C, et de 43 % pour le limiter à un niveau proche de 1,5 °C). Or chaque infrastructure mise en place peut aider à décarboner rapidement, ou au contraire, du fait de son inertie, verrouiller des émissions de GES pendant des décennies (vingt ans de durée d’utilisation pour un véhicule thermique, des décennies pour une centrale thermique…). Les émissions de CO2 induites par les seules infrastructures existantes et planifiées dépasseraient le budget carbone résiduel associé à une limitation du réchauffement à 1,5 °C !

Enfin, ce troisième volet montre que d’un point de vue purement économique, il est bien plus rentable d’agir rapidement. Le montant des investissements nécessaires ne représente en effet qu’une faible fraction du PIB annuel (de l’ordre de 0,15 %) d’ici 2050. Un enjeu critique porte donc sur la réorientation des capitaux disponibles vers ces investissements, dans le cadre de politiques publiques coordonnées, y compris en matière d’innovation technologique. Prendre en compte l’ensemble des bénéfices de l’action pour le climat, en matière de bien-être, de santé, d’emploi et de transitions justes, peut catalyser l’accélération requise pour permettre de stabiliser le réchauffement, éviter d’exacerber les vulnérabilités, préserver la biodiversité et assurer les conditions d’un développement qui soit soutenable dans un monde vivable.

Pourquoi les politiques se saisissent-ils si peu des rapports successifs du Giec selon vous ?
V. M.-D. Si ces rapports n’étaient lus que par les scientifiques, leur utilité serait très restreinte (réduite à la maturation des connaissances scientifiques). Je note qu’ils sont de plus en plus utilisés comme ressource pour construire des enseignements, pour la formation initiale et continue, pour la formation des décideurs, des élus, de l’administration publique et des entreprises. De nombreux citoyens, des organisations professionnelles se les approprient également, en font des traductions et des résumés spécifiques (pour les décideurs urbains, pour les actuaires, pour les enseignants…).
    
En 2021, des enseignements spécifiques ont commencé à être dispensés dans le cadre du tronc commun aux écoles de service public. Cet enjeu de montée en connaissances est critique pour une prise de décision fondée sur ces éléments factuels, et pour permettre une mise en œuvre efficace des stratégies nationales d’action pour le climat (stratégie bas carbone, plan national d’adaptation) et leur permettre de rayonner dans toutes les politiques publiques, de manière transverse aux différents ministères, secteurs, et à toutes les échelles de prise de décision.

Corée du Sud, octobre 2018. Le président et le secrétaire du Giec, les co-présidents des trois groupes de travail, dont Valérie Masson-Delmotte à gauche, présentent les points clés du rapport spécial sur 1,5 °C de réchauffement planétaire (rapport demandé au Giec lors de la COP21).
Corée du Sud, octobre 2018. Le président et le secrétaire du Giec, les co-présidents des trois groupes de travail, dont Valérie Masson-Delmotte à gauche, présentent les points clés du rapport spécial sur 1,5 °C de réchauffement planétaire (rapport demandé au Giec lors de la COP21).

Comment jugez-vous la place du climat dans la campagne présidentielle à ce jour, alors que l’invasion de l’Ukraine par la Russie fin février a provoqué une crise du prix du pétrole et du gaz ?
V. M.-D. Je suis frappée de l’absence de propositions claires de la part des différents candidats sur les leviers d’action qui permettraient de rapidement réduire notre dépendance par rapport aux producteurs de ces énergies fossiles, ainsi que les émissions de GES qui en résultent, en particulier en agissant sur la demande. Prenons l’exemple du transport, premier secteur émetteur en France. Je vois peu ou pas du tout de propositions pour intensifier le co-voiturage et le télétravail choisis, réduire la vitesse sur les autoroutes, accompagner fortement les artisans et petites entreprises ou encore les aides-soignantes à domicile (un métier difficile et sous tension) à accéder à des véhicules électriques (dans le cadre de transitions pensées pour être justes).

Je vois peu de propositions pour intensifier le co-voiturage et le télétravail choisis, réduire la vitesse sur les autoroutes, aider artisans ou aides-soignantes à accéder à des véhicule électriques.

Concernant l’achat de gaz russe, qui finance la guerre en Ukraine, je note peu de débats sur les moyens permettant de réduire massivement l’utilisation de ce GES dans le chauffage des bâtiments publics, dans le secteur tertiaire, ou les logements. Quid d’un plan massif de formation pour le déploiement de pompes à chaleur en plus de la rénovation thermique ? Il y en revanche nombre de débats toujours clivants sur telle ou telle option permettant de produire de l’électricité bas carbone : pour ou contre le nucléaire, pour ou contre le solaire, pour ou contre l’éolien…

En France, l’électricité — essentiellement nucléaire — est déjà décarbonée, et il est évidemment essentiel de définir la stratégie optimale pour continuer à produire une électricité décarbonée, tout en agissant sur le premier secteur émetteur de GES dans notre pays, celui des transports.
   
Les approches clivantes relèvent à mon sens d’un faux débat opposant différentes solutions plutôt que de réfléchir à les combiner au mieux et avec la sobriété. Il masque les enjeux à réduire le plus rapidement possible l’utilisation des énergies fossiles dans tous les secteurs. Je note aussi peu de débats sur les propositions de politiques publiques en matière de santé, alors qu’il y a de multiples enjeux croisés aux interfaces santé-climat (alimentation saine et soutenable, mobilités actives, amélioration de la qualité de l’air…)

Glaciers, les sentinelles du climat | Dans les coulisses du climat

À propos
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Description: 
Année de production: 
2022
Durée: 
Réalisateur: 
Producteur: 
Intervenants: 

Fanny Brun (IRD) et Gerhard Krinner (CNRS) de l'institut des Géosciences de l'environnement (CNRS / UGA / INP / IRD)

 

    

Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique des rapports du Giec ?
V. M.-D. La couverture médiatique de l’état des connaissances scientifiques sur le changement climatique se heurte souvent à d’autres actualités... En août 2021, l’arrivée d’un joueur de football à Paris avait fait la Une lors de la publication du 1er volet du 6e rapport du Giec. Et en février dernier, l’invasion de l’Ukraine a occulté la publication du 2e volet portant sur les enjeux associés aux vulnérabilités, impacts et risques, et aux leviers d’action en matière d’adaptation.

Cette thématique a d’ailleurs été l’une des plus grandes absentes des débats publics en amont de l’élection présidentielle, alors qu’elle pose aussi la question d’agir, par anticipation, pour prévenir les risques, tout en soulignant le besoin de solidarité pour aider les plus vulnérables à faire face aux pertes et dommages croissants.

En août 2021, l’arrivée d’un footballeur à Paris avait fait la Une alors que sortait le 1er volet du 6e rapport du Giec. En février dernier, c'est l'invasion de l'Ukraine qui a occulté la publication du 2e volet.

Pour communiquer sur les rapports des groupes 2 et 3 du Giec, beaucoup de médias ont choisi l’angle des risques et de l’urgence. Les solutions, les leviers d’action, les enjeux de constructions de transitions justes et de trajectoires de développement résilientes, leurs bénéfices en matière de bien-être, les complémentarités des solutions technologiques et fondées sur la nature, les enjeux d’actions structurantes permettant de faciliter des modes de vie sobres en carbone ont été peu mis en lumière, alors que ce sont à mon sens les aspects les plus nouveaux des rapports du Giec depuis 2018.

De même, sur les questions de sécurité alimentaire, affectée par les conséquences du changement climatique et par les autres crises (pandémie, guerre en Ukraine), les médias pourraient mettre davantage l’accent sur les différents leviers d’action pour construire un système alimentaire soutenable, les enjeux complexes associés aux agrocarburants, et les possibilités d’action associées aux choix d’une alimentation plus végétale, plus saine, et plus durable… Les rapports du Giec fournissent une source formidable d’informations scientifiques, techniques, socio-économiques associées aux possibilités de construire un développement soutenable, résilient face aux différentes crises, vers la neutralité carbone.

    
Pensez-vous que les climatosceptiques sont toujours aussi nombreux aujourd’hui, 35 ans après la création du Giec ?
V. M.-D. Il y a encore aujourd’hui un déni de gravité des enjeux et de l’urgence à agir, qui se manifeste parfois par des attaques virulentes. J’en ai moi-même fait l’expérience dans une récente tribune remettant en cause la nature scientifique des rapports du Giec et ma rigueur scientifique personnelle. Or chaque rapport est le résultat du travail de centaines de scientifiques (non rémunérés pour cela) et de milliers de relecteurs volontaires de la communauté scientifique, à partir de l’examen des éléments factuels des publications scientifiques, techniques, et socio-économiques, sur lesquels s’appuient, de manière traçable et transparente, chaque conclusion et le niveau de confiance associé. Je pense qu’il existe peu de documents scientifiques aussi relus que les rapports du Giec.
     
Pour fixer les idées, le rapport du groupe 1, paru fin 2021 et dont je suis co-présidente avec mon collègue chinois Panmao Zhai, repose sur l’évaluation de 14 000 publications scientifiques, représente environ 3 000 pages rédigées par 234 auteurs et 600 contributeurs, et a fait l’objet de plus de 80 000 commentaires par 1 890 relecteurs…

Une jurisprudence serait donc à un moment donné utile pour mettre fin aux calomnies sur la rigueur scientifique des rapports du Giec. Je note aussi que les attaques personnelles ciblent souvent les femmes qui prennent la parole sur le climat, comme Greta Thunberg, qui doit déranger une certaine vision patriarcale du rôle des femmes dans la société.

Une jurisprudence serait à l'avenir utile pour mettre fin aux calomnies sur la rigueur scientifique des rapports du Giec.

Une récente étude allemande montre d’ailleurs que l’on retrouve souvent des caractéristiques communes chez les climatosceptiques, comme une idéologie d’extrême-droite, un genre masculin, et une difficulté à gérer des émotions désagréables liées à un sentiment de responsabilité personnelle ou de culpabilité, ou à la perte de certains privilèges.

© Alexandre Marchi / L’Est républicain / PhotoPQR / MaxPPP
Valérie Masson-Delmotte, lors de l’exposition « Le train du climat », initiative d’éducation à la citoyenneté climatique qui terminait son tour de France à Nancy, le 25 octobre 2015.
© Alexandre Marchi / L’Est républicain / PhotoPQR / MaxPPP
Valérie Masson-Delmotte, lors de l’exposition « Le train du climat », initiative d’éducation à la citoyenneté climatique qui terminait son tour de France à Nancy, le 25 octobre 2015.

Certes, les enquêtes d’opinion ainsi que les échanges publics auxquels je participe montrent que la plupart des personnes a désormais compris que le climat change sous l’effet des activités humaines. Mais beaucoup n’ont pas encore intégré que celles-ci sont responsables de l’intégralité de l’augmentation de la température moyenne à la surface de la Terre (+1,1 °C depuis 1850). J’en ai souvent fait le constat en posant la question à des élus et décideurs. J’ai même eu des réponses du type : « Si je vous dis que la part de la responsabilité humaine est de seulement 20 %, vous allez me prendre pour un Donald Trump en puissance ? »

Nombre de personnes pensent que l’humanité "fera avec", comme elle s'est toujours s'adaptée aux aléas naturels. Mais il y a de multiples limites aux capacités d’adaptation.

Autre croyance à la vie dure : notre invulnérabilité. Nombreux sont ceux qui pensent encore que l’humanité « fera avec », comme elle s'est toujours s’adaptée aux aléas naturels. Or, il y a de multiples limites aux capacités d’adaptation. Le groupe 2 du Giec montre très clairement qu’il y a plus de 3 milliards de personnes très vulnérables face au changement climatique, avec des moyens de subsistance (agriculture, pêche) très sensibles au climat, et dont les ressources sont très limitées.

La vitesse du changement climatique au-dessus des continents, les multiples conséquences dans l’océan, s’ajoutent aux pressions locales pour entraîner une dégradation croissante de nombreux écosystèmes marins, côtiers, terrestres. Mais la manière dont nos sociétés dépendent étroitement de la santé des écosystèmes reste encore quasi inconnue de nombreux décideurs politiques.
  
Au fil de mes interventions publiques, j’ai aussi repéré la récurrence de discours qui justifient l’inaction, une nouvelle forme insidieuse de déni. Il y a le fameux : « la France ne représente que 1 % des émissions mondiales ». Or ce chiffre ne tient compte ni du cumul des émissions de CO2 depuis la révolution industrielle (c’est ce cumul qui est le premier facteur du réchauffement planétaire), ni des importations (largement au-dessus de la moyenne mondiale), ni des capacités d’agir pour un pays qui est la 7e économie mondiale.
    
Quant à l’argument du nucléaire et de l’électricité bas carbone de la France, il sert souvent d’alibi pour ne pas agir dans les autres secteurs (transports, bâtiments, système alimentaire, etc.).

La France ne représente que 1 % des émissions mondiales. Mais ce chiffre ne tient compte ni du cumul d’émissions depuis la révolution industrielle, ni des importations, largement au-dessus de la moyenne mondiale.

Il faut ainsi rappeler que le parc nucléaire a été développé dans les années 1970 suite aux chocs pétroliers et ne représente pas un effort spécifique pour agir pour le climat, et que l’empreinte carbone moyenne d’un Français, tenant compte des importations, est proche de la moyenne européenne et largement supérieure à la moyenne mondiale. Il y a aussi des arguments qui reportent la responsabilité sur les consommateurs : « Ce n’est pas de notre faute si les personnes choisissent des SUV… » Comme si les campagnes marketing et les stratégies de rentabilité des constructeurs automobiles ne contribuaient pas à façonner l’évolution de la demande !

Au « palmarès » des alibis de l’inaction, j’ai aussi noté : « Dans mon entreprise, on a enlevé les touillettes en plastique pour le café, on a fait notre part ! » ou encore « Je fais confiance au progrès technologique. Dans quelques années, une nouvelle solution sera accessible, je ne vois pas pourquoi je devrais faire un effort maintenant », alibi pour ne rien changer à un style de vie parfois très émetteur de GES. Et le pire de tous : « Tout va bien puisque les enfants apprennent les enjeux du changement climatique à l’école. Comme cela ils auront toutes les compétences pour agir », où l’on fait peser la charge mentale de l’action pour le climat aux jeunes générations, plutôt que d’agir à hauteur de nos responsabilités, maintenant.

Ici, la climatologue française, co-présidente du groupe I du Giec, rencontrait des éco-délégués du lycée Poincaré de Nancy, le 5 avril dernier.
Ici, la climatologue française, co-présidente du groupe I du Giec, rencontrait des éco-délégués du lycée Poincaré de Nancy, le 5 avril dernier.

Notez-vous tout de même une évolution positive des mentalités, chez les jeunes justement ?
V. M.-D. Tout à fait. Une culture de la transition écologique se met clairement en œuvre, prenant de multiples formes dans la société civile et tout particulièrement parmi la jeunesse. Celle-ci veut être formée, acquérir des compétences, réfléchit à des métiers qui ont du sens, elle est exigeante sur l’engagement des entreprises et des institutions... L’initiative labos1point53, lancée par de jeunes scientifiques français et devenue un GDR, en est un exemple spectaculaire.
   
Il y a également une montée en puissance des actions juridiques qui font jurisprudence. Cette diversité d’acteurs et d’approches (coalitions d’entreprises, collectivités territoriales et villes, initiatives citoyennes, des peuples autochtones) est soulignée dans les rapports du Giec. Car l’implication de la société civile est cruciale pour surmonter les blocages liés aux intérêts en place, au déni, aux habitudes, aux limites des institutions existantes, et pour motiver une action plus ambitieuse de la part des responsables politiques.
   
Le Giec doit-il selon vous revoir certains aspects de son fonctionnement ?
V. M.-D. Nous le faisons quand nécessaire. Par exemple, nous avons travaillé sur la mise en place de pratiques inclusives et participatives, aidés par des spécialistes, afin de permettre à chacun de contribuer au mieux, en tenant compte des biais inconscients et des différences culturelles. Certains scientifiques, par exemple, ont du mal à se sentir légitimes et participer pleinement à la préparation des rapports, c’est le fameux syndrome de l’imposteur. Les aider à le surmonter permet de faire en sorte que l’évaluation soit la plus rigoureuse, objective et complète possible, s’appuyant sur l’engagement, les compétences, l’expertise de tous les auteurs.
   
Nous avons aussi renforcé la transparence de notre évalutation, avec une approche de données ouvertes, appliquant les principes « Fair » (Findable, Accessible, Interoperable, Reusable), et un atlas interactif. Il reste encore beaucoup de réflexions à mener. Par exemple, des outils pourraient aider à automatiser l’analyse de la littérature scientifique. Et il a déjà été défini que le prochain cycle d’évaluation, qui démarrera en 2023, comportera un rapport spécial portant sur les villes et le changement climatique.

« Lorsque j’ai réagi au film “Don’t look up” (ici en photo, Ndlr), le fil de tweets a été davantage vu en quelques jours que celui que j'ai dédié au rapport du groupe I l’été dernier... », commente Valérie Masson-Delmotte.
« Lorsque j’ai réagi au film “Don’t look up” (ici en photo, Ndlr), le fil de tweets a été davantage vu en quelques jours que celui que j'ai dédié au rapport du groupe I l’été dernier... », commente Valérie Masson-Delmotte.

Comment renforcer le dialogue avec le grand public, qui n’a pas toujours les outils pour comprendre et s’approprier vos conclusions ?
V. M.-D. Il y a maintenant, au sein même du Giec, plusieurs personnes chargées d’apporter leur expertise en communication, et également beaucoup de scientifiques, auteurs des rapports, qui s’investissent fortement dans le partage des connaissances. Mais cela reste insuffisant. Les rapports sont techniques, longs, difficiles à lire. Nous avons produit des fiches de synthèse par région, et nous le ferons aussi par secteur d’activité, pour proposer des documents de quelques pages seulement, accessibles, faciles à utiliser. D’autres acteurs ont produit des adaptations de rapports du Giec pour les décideurs urbains, des ressources utilisables en classe pour les enseignants, des résumés pour les citoyens. Un résumé pour les actuaires est en cours de co-production. Il est plus que jamais essentiel de renforcer la formation des décideurs et des journalistes non scientifiques afin que les messages du Giec soient mieux compris et diffusés au grand public. 

Partager les points clés de rapports du Giec sur YouTube, Instagram ou Tik-Tok, demande un savoir-faire maîtrisé par une nouvelle génération de médiateurs scientifiques.

Quant aux réseaux sociaux, ils sont à présent incontournables pour toucher certains publics. Comment partager les points clés des rapports du Giec sur YouTube, Instagram ou Tik-Tok ? Cela demande un savoir-faire maîtrisé par une nouvelle génération de médiateurs scientifiques mais pas par une institution comme le Giec. Je fais mon possible pour communiquer sur Twitter – ce qui prend beaucoup de temps ! – avec un réel intérêt sur les retours et échanges. D’ailleurs, lorsque j’ai réagi au film “Don’t look up” avec mon regard de femme climatologue, le fil de tweets a été vu davantage en quelques jours que celui que j'ai dédié au résumé du rapport du groupe I l’été dernier...

C’est dire la puissance de frappe d’une plateforme comme Netflix. Cela pose aussi la question des interfaces entre sciences et création artistique, afin de mieux imbriquer la culture populaire et les connaissances liées au changement climatique et à l’action pour le climat. Et permettre d’imaginer une transition réussie pour le climat, pour la biodiversité, et pour nous. ♦  

À lire sur notre site :
« Il existe des options pour réduire les émissions de GES dans tous les secteurs »
« Le changement climatique nous touche déjà de plein fouet »
Nouveau rapport du Giec sur le climat : « la situation s’est significativement aggravée »

Notes
  • 1. Valérie Masson-Delmotte est climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CNRS/Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), à l'université Paris-Saclay, et co-présidente du groupe I du Giec sur les bases physiques du changement climatique pour le 6e cycle d'évaluation (2015-2023).
  • 2. Plus précisément de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique.
  • 3. Issu de la communauté scientifique, le projet permet de construire des outils de référence pour mesurer l’empreinte carbone de la recherche académique et pour agir de manière cohérente avec les engagements de la France pour le climat.
Aller plus loin

Commentaires

2 commentaires

Tout cela est fort bien dit,mais le problème est,comme pour le thème de la journée de la science,que le changement climatique n'est pas la cause,mais une des conséquences de notre boulimie.L'océan de plastique,l'appauvrissement des sols,la déforestation,l'effondrement des stocks halieutiques seront amplifiés par ce changement,pas causés.La surexploitation de la planète,qui fournit la surproduction,pour alimenter notre surconsommation,est la cause majeure,qui amène toutes les pollutions,qui engendrent,entre autre,l'augmentation du relargage de co2,et donc le changement climatique,avec son lot de boucles de rétroactions. Je ne suis qu'un technicien en logistique,dans un institut de recherche en biologie,mais youtube m'a permis d'accéder aux cours de Jean Marc Jancovici,aux conférences d'Arthur keller,à celles d'Aurélien Barrau.Celui qui veux savoir a accès.Mais remettre en question son mode de vie,ou son confort n'est pas facile,surtout quand on sait,que quoi qu'on fasse,pour le changement climatique,les 20 prochaines années sont déjà gravées dans le marbre. J'aimerais que les scientifiques,les médias,les politiques,recadrent la réalité de notre empoisonnement................notre gourmandise.

This is a very inciteful interview with Dr. Valérie Masson-Delmotte. The issue of climate change involves all stakeholders but I believe IPCC need to change their approach. This generation is influenced by what is happening online just like the recent purchase of twitter by Elon Musk. IPCC and other climate agencies needs social media influencers that can always put a spotlight on the issues and continue the conversation. Another thing is they need to lobby policy makers to let them see the adverse effect of not doing anything. We all need to contribute our quote to achieve negative emissions.
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