Désertification médicale : une urgence sanitaire

Alexandre fait une prise de sang à l'un de ses patients, à Craménil dans l'Orne. ©Radio France - Julie Pacaud
Alexandre fait une prise de sang à l'un de ses patients, à Craménil dans l'Orne. ©Radio France - Julie Pacaud
Alexandre fait une prise de sang à l'un de ses patients, à Craménil dans l'Orne. ©Radio France - Julie Pacaud
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Si la désertification médicale est apparue dans les années 1980, ce phénomène s'intensifie et touche aujourd'hui des régions entières. Les habitants les plus touchés renoncent de plus en plus aux soins et l'écart d'espérance de vie entre territoires ruraux et urbains se creuse.

Avec
  • Emmanuel Vigneron Géographe, Professeur d’Aménagement sanitaire à l’Université de Montpellier et auteur d'une trentaine d’ouvrages sur la santé et les Territoires.
  • José Collado Adhérent de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux et conseiller départemental de l’Orne, conseiller départemental socialiste

A chacune de ses visites, la même question de la part de ses patients : "Quand aurons-nous un médecin ?" Alexandre est infirmier libéral à Briouze dans l'Orne, au sein d'un cabinet de six infirmiers. Chaque jour, il sillonne les routes de campagne, visite 20 à 40 patients. Prises de sang, pansements, administration de traitements : il dispense des soins pour des maladies chroniques ou des pathologies graves et prend souvent en charge le suivi médical de patients qui n'ont plus de médecins traitants. Dans l'Orne, 13,8% de la population n'en a pas, un chiffre qui atteint 20% dans certains secteurs. Le département a perdu 153 médecins généralistes en dix ans. Aujourd'hui, il y a un médecin pour 1800 habitants et la situation devrait encore se détériorer dans les prochaines années puisque

Alexandre, infirmier libéral à Briouze (Orne), durant sa tournée en septembre 2021.
Alexandre, infirmier libéral à Briouze (Orne), durant sa tournée en septembre 2021.
© Radio France - Julie Pacaud

Briouze est pourtant loin d'être un petit bourg déserté. La commune de 1600 habitants abrite six écoles, 55 commerçants et artisans, des infrastructures culturelles et associatives et le plus grand festival de musiques actuelles de l'Orne, drainant ainsi une population de 4000 à 5000 personnes. Mais Briouze manque cruellement de médecins généralistes. Ils étaient pourtant trois jusqu'en 2014,  des médecins de campagne qui consultent en cabinet mais se déplacent aussi aux  domiciles des patients et qui peuvent travailler les weekends. Mais en 2014, l'un d'eux est parti à la retraite, un autre a rejoint l’hôpital et la commune a perdu très rapidement deux médecins. Aujourd’hui, seul un médecin généraliste assure encore le rôle de médecin de campagne à plein temps, son planning est surchargé et elle ne peut pas assurer à elle seule la relève. 

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"Plus ça va, plus on en fait"

Une pénurie de docteurs qui a des répercussions sur toute la chaine de soin. En premier les infirmiers libéraux qui se retrouvent en première ligne pour assurer la continuité des soins et des traitements. De ce fait, leur charge de travail augmente considérablement. Dans leur cabinet de Briouze, installé au sein de la Maison de Santé, Alexandre, Céline et Isabelle peuvent ainsi passer plusieurs heures pour tenter d'appeler un médecin afin de renouveler l'ordonnance d'un patient, devant également anticiper le moment où le patient se retrouvera à court de traitement. Lors de situations d'urgence, les infirmiers sont régulièrement amenés à prendre des responsabilités qui outrepassent leur fonction. "Plus ça va plus on en fait," raconte Alexandre.

Si un jour il y a un problème, on me répondra que mon diplôme ne me le permet pas. Je sais que c'est moi qui vais prendre. 

Un jour, alors que l'un de ses patients se retrouve en détresse vitale, Alexandre parvient à contacter un médecin en appelant le 15. "J'ai pu diagnostiquer avec le médecin par téléphone un œdème aigu du poumon. Il m'a dit ce qu'il fallait faire et j'avais des produits injectables que j'ai pu administrer. A ce moment là, le médecin me le demande par téléphone et je décide de le faire parce j'ai confiance en lui mais je n'étais pas couvert. Or il y avait urgence vitale et je me voyais mal rester à côté et ne rien faire."

Si l'un des patients de 77 ans salue ainsi le travail de ces infirmiers "très pro" qui en feraient plus qu'il ne faut parfois," mais il regrette que "le reste ne suive pas. D'un point de vue politique déjà, quand la revue trimestrielle du département annonce l'arrivée d'un médecin, alors qu'il s'agit d'un médecin salarié par le département qui ne passe que quatre à huit heures sur Briouze, pour moi c'e n'est pas un médecin. De toute façon, si on a quelque chose, il nous reste que les urgences."

Le véhicule d'Alexandre, infirmier libéral, contraint d'être très équipé à chacune de ses tournées.
Le véhicule d'Alexandre, infirmier libéral, contraint d'être très équipé à chacune de ses tournées.
© Radio France - Julie Pacaud

"Maintenant qu'on n'a plus de médecins, qu'est-ce qu'on va devenir?"

Il faut dire que l'heure n'est plus aux médecins de campagne sillonnant les villages, mallette en main, pour faire des consultations à domicile. Alexandre ajoute : "Il fut aussi un temps où les territoires des anciens médecins étaient des chasses gardées mais comme cela n'a pas été anticipé en formant notamment des stagiaires, on se retrouve maintenant le bec dans l'eau. Et c'est quand même la seule profession médicale qui s'installe où elle le souhaite." Cette politique sanitaire aboutit aujourd'hui à des "urgences sanitaires" analyse l'infirmier qui craint de se retrouver de plus en plus face à "des pathologies à domicile qui n'existaient pas auparavant. Ca va devenir la catastrophe à ce rythme là," prévient-il. 

Cette politique sanitaire aboutit aujourd'hui à des urgences sanitaires

L'une de ses patientes est atteinte de graves difficultés respiratoires et son médecin ne pourra venir l'ausculter qu'au mois de janvier prochain. "On maintient des gens à domicile qui sont à deux doigts de passer à l'hôpital, explique Alexandre. On est certes une solution pour éviter l'engorgement des urgences mais il faut aussi qu'on puisse travailler avec des ordonnances et des transmissions correctes," alerte-t-il. 

Alexandre, infirmier libéral, change le pansement d'ulcère d'une de ses patientes.
Alexandre, infirmier libéral, change le pansement d'ulcère d'une de ses patientes.
© Radio France - Julie Pacaud

Malgré le rôle accru des infirmiers, cette pénurie de médecins et la difficulté de trouver des rendez-vous peut avoir des conséquences dramatiques. De plus en plus de patients renoncent aux soins et laissent leur santé dangereusement se dégrader. Malgré les inquiétudes et les douleurs, peu d'habitants se plaignent et alertent. Alexandre évoque ainsi le cas d'un patient diabétique qui s'est plaint un jour de douleurs au pied, il découvre alors que trois de ses orteils sont nécrosés, le patient a dû être amputé.

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Au cabinet infirmer, l'une de ses collègues Céline, évoque cette autre patiente qui a remarqué une grosseur au sein, mais faute de médecin disponible, elle a laissé cette tumeur grossir. "De la même manière, ce n'est pas normal que les patients sous antidépresseurs se retrouvent aux urgences pour des crises d'angoisse parce qu'ils n'ont plus de traitement...là-aussi faut palier", déplore-t-elle. Infirmière à Briouze depuis treize ans, elle rencontre ainsi de plus en plus de difficultés pour exercer son métier, dans lequel l'organisation et la paperasse prend beaucoup de temps. "Ce qui me met le plus en difficulté, c'est le fait d'anticiper constamment les renouvellements d'ordonnance car les rendez-vous chez le médecin se prennent deux à trois semaines à l'avance." C'est donc toute une organisation que l'équipe d'infirmiers façonne en lien avec la pharmacie. 

L'équipe d'infirmiers libéraux de Briouze (Orne) au sein de leur cabinet.
L'équipe d'infirmiers libéraux de Briouze (Orne) au sein de leur cabinet.
© Radio France - Julie Pacaud

Des services d'urgence à la pharmacie, cette pénurie de médecins se répercute aussi sur l’ensemble de la chaîne de soins. Régulièrement à la mairie de Briouze, soignants et professionnels de santé se retrouvent tard en soirée pour faire part de leurs difficultés au maire et aux représentants de la communauté d’agglomération, et tenter, ensemble, de trouver des solutions.

Réunion autour du maire de Briouze, Jacques Fortis, sur les problématiques d'accès aux soins et de pénurie de médecins.
Réunion autour du maire de Briouze, Jacques Fortis, sur les problématiques d'accès aux soins et de pénurie de médecins.
© Radio France - Julie Pacaud

Sylvie Lemarchand, pharmacienne titulaire à Briouze depuis 20 ans, se dit aussi "submergée de paperasserie. Je n'ai même plus le temps d'exercer mon métier, on passe notre temps à essayer de trouver des solutions aux patients pour qu'ils aient leurs médicaments, et on a même plus le temps d'exercer notre métier et de faire de l'éducation thérapeutique," regrette-elle. "On est obligé de régler des problèmes qu'on ne devrait pas avoir à régler si on avait un médecin." La pharmacienne raconte avoir récemment renvoyé un patient aux urgences dont les analyses de sang étaient catastrophiques. "Et il ne se passe pas une journée sans qu'on ait de situation comme ça," soupire-t-elle.

Le problème n'est pas nouveau mais il s'aggrave et "pour être honnête je ne pensais que ça durerait aussi longtemps en 2014 après le départ des deux médecins," explique-t-elle. Cette pharmacienne aurait aimé que l'Etat s'empare du problème qui concerne de nombreux territoires : "on parle beaucoup d'insécurité et de tas de choses, mais la santé c'est primordial or là c'est débrouillez-vous !"

La mairie de Briouze dans l'Orne.
La mairie de Briouze dans l'Orne.
© Radio France - Julie Pacaud

La mise en concurrence des territoires

Depuis le début de son mandat en mars 2020, le maire, mais également la communauté d'agglomération et le département collaborent pour répondre à cette urgence, en mettant sur la table toute la palette de mesures incitatives dont les collectivités disposent pour tenter d'attirer les médecins. Depuis juin dernier, la maison de santé accueille ainsi un jour par semaine et un samedi par mois un médecin salarié par le département. Une solution partielle insuffisante pour les équipes de soignants qui font part de leurs difficultés auprès du maire Jacques Fortis. L'édile explique ainsi que Briouze est "en zone rurale revitalisée, il y a donc des aides [à l'installation de médecins généralistes], de la part de l'ARS, de l'Etat, de la région, du département et de Flers Agglo. On peut trouver facilement des aides d'implantation, de défiscalisation voire même de logement. On a créé un certain nombre de choses en France mais quand on voit des médecins ou certaines spécialités qui arrivent et déménagent au bout de deux ans à huit kilomètres car ils bénéficient d'aides. On se met donc en concurrence entre territoires. Or ce sont ces réflexions que l'Etat doit consentir," explique le maire qui alerte "on voit des familles qui reviennent dans nos bourgs et tous les services sont là mais le jour où on aura plus du tout de médecins, c'est les infirmiers et la pharmacie qui auront moins de boulot et des commerces qui fermeront. Mais le temps que l'Etat se réveille, il sera trop tard."

Les habitants des territoires ruraux vivent aujourd'hui deux ans de moins en moyenne que ceux des villes

La problématique des déserts médiaux est loin d'être nouvelle mais elle s'aggrave. Le 24 septembre dernier, à l'occasion de leur congrès annuel, l'Association des Maires Ruraux de France, publiait une vaste étude portant sur l'accès aux soins en France, Accès aux soins en milieu rural : la bombe à retardement. Cette étude, pilotée par le géographe Emmanuel Vigneron dresse un constat alarmant. Dorénavant, plus de six millions de Français, 10% de la population, vivent à plus de 30 minutes d’un service d’urgence et les disparités s'accroissent entre territoires. Si les Bouches-du Rhône ou les Alpes-Maritimes possèdent douze médecins pour 10 000 habitants, la Sarthe, la Mayenne ou l'Orne par exemple en ont deux fois moins, et le situation ne cesse de se dégrader. "Au cours des trente dernières années les écarts d'espérance de vie se sont creusés entre départements ruraux et départements urbains : les habitants des territoires ruraux vivent aujourd'hui deux ans de moins en moyenne que ceux des villes," note ainsi le rapport.

Cette inégalité d'accès au soin, c'est donc une brèche dans le pacte républicains d'après de nombreuses associations de soignants et d'élus qui ont signé le 24 septembre 2021 une déclaration commune: " Unissons-nous pour garantir l’accès aux soins, partout et pour tous !". Parmi les signataires, l'Association de citoyens contre les déserts médicaux. Aux côtés de l'ancienne ministre et avocate Corinne Lepage, l'association a par ailleurs déposé un recours contre le Conseil d’Etat au mois de mars 2021 dans l'objectif "d'enjoindre l’État à prendre les mesures immédiates et nécessaires afin de se soumettre à son obligation constitutionnelle d’égalité envers les citoyens."

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