Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Eau et rivières

Les océans victimes de la cupidité des multinationales

Le port du Guilvinec (Finistère), où la journaliste Catherine Le Gall a débuté son enquête.

Les pêcheurs ne sont pas les seuls responsables des dégâts faits aux océans. Dans « L’imposture océanique », la journaliste Catherine Le Gall révèle le rôle de fondations philanthropiques et des ONG promarché défendant l’« économie bleue », autre nom de l’appropriation capitaliste des océans.

En pleine Bretagne bigouden, Sven Niel, un surfeur écrivain et apiculteur, alerte d’une catastrophe en cours dans son livre Sauvons les abeilles ! (Rustica éditions, 2019) : « Mes abeilles meurent ; les tellines disparaissent dans la baie d’Audierne ; les surfeurs sont irrités quand ils vont à l’eau à la Torche. Que se passe-t-il ? » Son cri d’alarme rejoint d’autres témoignages de par le monde, consignés par la journaliste Catherine Le Gall dans son ouvrage L’imposture océanique (La Découverte) : au Sénégal, les populations riveraines des mangroves ne peuvent y accéder ; aux Kiribati, les ONG bannissent les pêcheurs traditionnels des aires marines protégées (AMP) ; aux Seychelles, le gouvernement brade son patrimoine naturel pour éponger sa dette. Et pendant ce temps, selon l’autrice, des ONG françaises comme Bloom ou Sea Shepherd accusent les pêcheurs bretons de tous les maux du monde.

À travers une enquête richement détaillée, Catherine Le Gall déconstruit ce dernier mythe. Certes, les pêcheurs et leurs pratiques modernes ont leur part de responsabilité dans la baisse dramatique de la biodiversité océanique. Ils sont d’ailleurs les premiers à reconnaître les méfaits de la surpêche et à changer leurs usages. Mais sont-ils les seuls coupables ? La thèse qu’avance la journaliste renverse les représentations médiatiques habituelles, hostiles aux pêcheurs : d’une part, ceux-ci sont loin d’être les seuls responsables du pillage des océans à travers le globe et les dégâts causés par la surpêche sont à vrai dire limités par rapport à d’autres sources de pollution ; d’autre part, la focalisation militante sur les pêcheurs détourne le regard d’une catastrophe autrement plus grave : l’appropriation capitaliste de l’océan au nom de « l’économie bleue ».

Ce concept, d’abord appelé « croissance bleue », « a surgi en 2012 lors du sommet Rio+20 », qui a vu se cristalliser les inquiétudes à propos des océans. L’expression a progressivement délaissé l’idée de croissance — sujette à polémique — pour la notion plus vague d’économie. Depuis, elle circule dans nombre d’instances internationales, sans pour autant qu’elle ait été clairement définie. Mais la Commission européenne lui a donné une définition dans son rapport The EU Blue Economy Report 2019 : « L’économie bleue permet à la société d’extraire de la valeur des océans et des régions côtières. Ces extractions doivent être en équilibre avec les capacités à long terme des océans à supporter de telles activités à travers la mise en œuvre de pratiques soutenables. »

L’océan, ce « vaste marché »

Bretonne de naissance, Catherine Le Gall débute son enquête au Guilvinec, le plus grand port de pêche artisanale en France, régulièrement ciblé par les actions spectaculaires de Sea Shepherd. De fait, à la manière de Dorothée Moisan révélant les méfaits des plastiqueurs, Le Gall mène une histoire par le bas des conflits d’usage de la mer, donnant la parole à des acteurs qu’on entend peu d’ordinaire : pêcheurs, mais aussi riverains, surfeurs ou encore fonctionnaires de l’administration territoriale. Ce faisant, son récit dévoile un complexe écheveau de responsabilités dans la dramatique pollution de la côte bretonne. Certes, la pêche industrielle y a fait des ravages, mais quand on sait que 80 % de la pollution en mer provient du rivage, mieux vaut chercher à terre.

Et c’est ainsi que la journaliste met le doigt sur l’une des plus importantes sources de pollution du pays bigouden : les bulbiculteurs — cultivateurs de tulipes — de la pointe de la Torche et, plus généralement, le modèle d’agriculture intensive breton, bourré de produits phytosanitaires qui ruissellent jusqu’à la mer. Or, comme l’expliquent plusieurs scientifiques rencontrés par Catherine Le Gall, ces produits bouleversent l’équilibre biotique des océans, favorisant par exemple la prolifération d’un plancton toxique pouvant occasionner des troubles neurologiques chez les dauphins. Ceux-là mêmes qu’on retrouve de plus en plus nombreux échoués sur la côte atlantique française.

Pointe de la Torche (Finistère). Flickr/CC BY-NC-SA 2.0/Les pieds dans le vide

Cette catastrophe locale en évoque d’autres à l’échelle du globe. Pour mieux comprendre ce qui se joue dans « l’économie bleue » tant vantée par les pouvoirs publics et les ONG, L’imposture océanique en dépeint les acteurs et leurs motifs. Bien qu’elles se présentent comme de petites associations militantes, Bloom et Sea Shepherd entretiennent, comme nombre de grandes ONG internationales (The Nature Conservancy, WWF, etc.), des liens financiers avec les fondations philanthropiques étasuniennes.

Malgré leurs discours écologistes de façade, celles-ci proviennent d’industriels du pétrole, des mines et d’autres magnats capitalistes, pour qui « l’océan ressemble plus à un vaste marché où on se bouscule entre les étals qu’à un désert bleu ». En un mot, des milliardaires qui promeuvent une vision libérale de l’écologie, compatible avec leurs propres intérêts économiques. À l’inverse, la logique mercantiliste du retour sur investissement « exclut d’emblée les initiatives locales ou vraiment innovantes, menées par de petites structures, dans un objectif exclusif de conservation, car celles-ci sont considérées comme trop fragiles et trop risquées » par les fonds d’investissement des ONG internationales soutenues par ces fondations privées. En un mot : « C’est par l’argent qui détruit que l’on protège. »

Un « colonialisme bleu »

L’économie bleue apparaît par conséquent comme le corollaire maritime d’un autre mythe : le développement durable. Comme ce dernier, elle entend justifier la poursuite, sinon l’accélération, de l’exploitation des ressources océaniques au nom même de leur protection. Un tel double discours, porté dans les plus grandes conférences internationales, permet alors, d’un côté, d’accuser les pêcheurs traditionnels de tous les maux, et, de l’autre, de vanter les mérites du tourisme de luxe, de l’exploitation des hydrocarbures en mer et de l’extraction minière des nodules polymétalliques qu’on trouve dans les fonds marins, y compris au sein de zones prétendument protégées.

Lire aussi : La ruée minière sur les océans s’amorce, au prix probable de l’environnement

Lesdits nodules attirent toutes les convoitises, et pour cause : sources de minerais indispensables à la fabrication des produits high tech, ils « constituent une ressource vitale pour les pays occidentaux, dangereusement dépendants de la Chine qui produit 97 % des terres rares utilisées dans le monde ». On risque donc d’assister dans les prochaines années à une nouvelle ruée vers cet or sous-marin, au nom même d’une smart civilization censément plus « verte ». En somme, pour reprendre les mots de l’autrice, « à y regarder de plus près, l’économie bleue a tout d’une économie grise ».

Les aires marines protégées montrent comment « on peut préserver les océans tout en les exploitant ».

Pour mieux qualifier cette économie qui se prétend bleue, Catherine Le Gall avance un autre terme : le « colonialisme bleu », versant maritime du « colonialisme vert » qu’étudiait l’historien Guillaume Blanc. Comme son équivalent terrestre, le colonialisme bleu instrumentalise la protection de l’environnement pour déposséder les populations locales et faciliter ce qu’on pourrait appeler, en miroir aux « prises de terres » par l’agro-industrie, la « prise de mers » par les industries capitalistes — touristique, fossile et minière au premier chef. Ce colonialisme d’un nouveau genre frappe particulièrement les pays du Sud, se teintant ainsi d’un « impérialisme bleu ».

C’est par exemple le cas au Sénégal où, comme le rapporte une chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), la sanctuarisation de certaines mangroves, rachetées par les grandes firmes occidentales à la recherche de crédits carbone, « aboutit à une perte de pouvoir des communautés locales au profit de ces grandes entreprises privées ». C’est aussi le cas aux Seychelles, où, sous la pression de The Nature Conservancy, l’État insulaire a remboursé une partie de sa dette, contractée auprès des grandes puissances du Nord, en protégeant une bonne partie de sa colossale zone économique exclusive via des aires marines protégées. Pourtant 70 % des AMP seychelloises, véritables « armes juridiques destinées à préempter ou à sécuriser certaines zones prometteuses », autorisent l’exploitation de minerais ou d’hydrocarbures, le tourisme de luxe ou le transport maritime, mais interdisent la pêche traditionnelle. Cynique quant aux vertus supposées des AMP, Catherine Le Gall estime que celles-ci « évitent de questionner notre modèle économique et la manière dont nous pourrions le modifier ». Elles illustrent au contraire « comment, concrètement et spatialement, on peut préserver les océans tout en les exploitant : en n’en sauvant qu’une partie tandis qu’on condamne le reste ».

En définitive, interrogez-vous la prochaine fois qu’une ONG brandira la photo d’un dauphin pris au piège de filets de pêche. Car la mort des cétacés pourrait être l’arbre qui cache la forêt du pillage capitaliste des océans.


L’imposture océanique. Le pillage « écologique » des ressources maritimes par les multinationales, de Catherine Le Gall, aux éditions La Découverte, collection Cahiers libres, octobre 2021, 240 p., 18,50 euros.

Fermer Précedent Suivant

legende