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ReportageAlternatives

À Bordeaux, pipi et caca se recyclent à vélo

Ambre Diazabakana et le service civique de la Fumainerie remplissent leur triporteur avant de partir pour la collecte des excreta.

Premier réseau de collecte des excreta humains en ville, la Fumainerie permet à des Bordelais d’utiliser des toilettes sèches. Ce modèle réduit les nuisances environnementales et pourrait bénéficier à l’agriculture, mais sa généralisation se heurte à des freins culturels, techniques et économiques.

Bordeaux (Gironde), reportage

Ambre Diazabakana roule vite, très vite. Elle est pressée. Casque sur la tête, gilet jaune sur le dos, elle dévale les rues ensoleillées de Bordeaux sur son triporteur électrique. Il est 18 h, sa tournée commence. En l’espace d’une soirée, la pétillante trentenaire doit sillonner la capitale du vin à la recherche d’une ressource surprenante : des excreta humains. 

Premier arrêt dans un immeuble cossu du centre-ville. Le soleil encore tiède darde ses rayons sur les pierres blanches. Bidons en plastique sous le bras, Ambre caracole dans les escaliers. « Ça fait les bras et les jambes ! » plaisante la jeune femme à la bonne humeur communicative. Magalie l’attend sur le pas de sa porte. À 45 ans, cette adepte de la permaculture fait partie des 89 « coproducteurs » de la Fumainerie (du terme « fumain », pour « fumier humain »). Cette association a lancé en 2020 le premier réseau de collecte et de valorisation des excreta humains en ville [1]. L’idée : permettre à un public urbain d’utiliser des toilettes sèches, et réduire ainsi les nuisances environnementales générées par notre système actuel de gestion des urines et fèces. 

Ambre Diazabakana a deux heures chaque soir pour collecter les excrétas de 5 à 10 foyers. © Hortense Chauvin/Reporterre

Les deux femmes se saluent joyeusement. Magalie tend à Ambre ses contenants usagés, et en récupère trois propres. La collecte a lieu une fois par semaine, à des jours différents en fonction des quartiers. Pour Magalie et le reste des coproducteurs vivant dans le centre-ville, c’est le lundi. « J’ai fait partie des premiers foyers à tenter l’aventure, raconte l’élégante quarantenaire. Pour moi, ça a du sens d’arrêter de polluer les eaux. » Une fois les bidons collectés et chargés dans son vélo, Ambre repart aussi sec. Cinq autres foyers l’attendent. 

La démarche peut prêter à sourire. Le sujet étant tabou, on se surprend à être un peu gêné en évoquant les tenants et aboutissants de ce projet. Les conséquences environnementales de notre modèle sont pourtant loin d’être anecdotiques. À la fin du dix-neuvième siècle, la collecte et la valorisation agricole des excreta humains étaient la règle, explique Fabien Esculier, chercheur au Laboratoire eau environnement systèmes urbains (Leesu) à l’École des Ponts ParisTech. Ces matières (en particulier l’urine) sont riches en nutriments nécessaires à la croissance des plantes. Tout a changé au début du vingtième siècle. Avec la création des premiers égouts et toilettes modernes, la population a commencé à se débarrasser de ses excreta dans l’eau. Le développement du procédé Haber-Bosch, qui permet de produire des engrais grâce aux hydrocarbures, a par ailleurs encouragé les acteurs intéressés par la valorisation agricole des excreta humains à s’en détourner. « On a perdu l’intérêt pour ces matières en tant que ressource, regrette Fabien Esculier. Une fois qu’elles sont diluées dans les eaux usées, il est beaucoup plus difficile de les récupérer. »

Un gâchis d’eau désastreux pour la biodiversité

Conséquences : un gâchis considérable d’eau potable et une pollution importante des écosystèmes aquatiques. « Lorsque l’on tire la chasse d’eau, on envoie une fraction de nos excreta dans la rivière, explique Fabien Esculier. On concentre dans un milieu aquatique très petit une énorme quantité de nutriments — azote et phosphore — qui vont faire pousser des algues et contribuer à la mort des rivières. » Les stations d’épuration, souligne-t-il, ne permettent pas de traiter intégralement les eaux usées. En Île-de-France, par exemple, un tiers de l’azote contenu dans nos excreta est rejeté dans la Seine, malgré l’installation d’équipements coûteux en réactifs chimiques et en énergie. Les conséquences pour la biodiversité sont désastreuses.

Ne pas valoriser les excreta humains est selon le chercheur « une double peine » : « C’est à la fois un facteur de pollution de notre environnement aquatique et une perte de ressources ». Cette perte est d’autant plus « aberrante », selon lui, que les engrais de synthèse que nous utilisons aujourd’hui sont nocifs. Les apports azotés font partie des principaux émetteurs de gaz à effet de serre. Quant au phosphore, il s’agit d’une ressource limitée, extraite dans des mines situées principalement à l’étranger. Les conséquences de sa remise en circulation dans l’environnement sont incertaines. « On joue à l’apprenti sorcier en déversant des quantités énormes de phosphore dans l’océan, ce qui dérégule sa biochimie. Personne n’est en mesure de dire si cela ne pourrait pas entraîner une anoxie majeure », note-t-il.

Ambre Diazabakana prépare des bidons pour Magalie, l’une des coproductrices. © Hortense Chauvin/Reporterre

La Fumainerie se veut une alternative « durable et circulaire » à notre système actuel de gestion des excreta humains. Une fois collectées par l’association, les matières fécales sont compostées par Pena environnement, une entreprise girondine spécialisée dans leur valorisation. Elles sont ensuite normées, puis vendues comme fertilisant agricole. L’urine est quant à elle récupérée par Toopi organics. Cette jeune société met au point un procédé de traitement « low-tech » des urines. Ses fondateurs espèrent, à terme, les commercialiser sous forme de biofertilisants substituables aux engrais chimiques. 

La Fumainerie souhaite valoriser l’ensemble des matières qu’elle collecte d’ici la fin de son expérimentation, qui doit encore durer un an. « L’objectif est d’arriver à sortir une pollution, de rendre à la terre ces excreta », dit Émilie Paties, membre bénévole depuis 2019. La jeune femme a rejoint l’association lorsqu’elle a compris que l’eau utilisée dans les toilettes classiques était potable : « Je me suis dit que c’était aberrant. On va manquer d’eau dans le monde, et on s’en sert pour éjecter nos excréments ! » En moyenne, une chasse d’eau nécessite 9 litres d’eau potable. Depuis septembre 2020, la Fumainerie a recueilli 2 393 kilos de fèces et 7 441 litres d’urine. « On a calculé que l’eau potable économisée correspondait à la consommation en eau de boisson de dix personnes pendant toute leur vie. »

18 h 30. Après maints détours dans les rues de Bordeaux, Ambre parvient à son deuxième rendez-vous de la soirée : l’atelier d’artistes de Dominique, niché dans une cour parsemée d’arbres. Les deux femmes prennent mutuellement de leurs nouvelles en s’échangeant leurs bidons. « L’intérêt est aussi de recréer du lien, dit Ambre. Comme c’est un projet relativement intrusif, qu’on rentre chez les gens, qu’on récupère des matières intimes.… Il y a un besoin de rassurer, de donner confiance. »

Aurélie Paquignon a rejoint le groupe de coproducteurs afin de « réduire son impact » écologique. © Hortense Chauvin/Reporterre

La coproductrice de 59 ans accueille très régulièrement du public dans son atelier. « Les plus réfractaires étaient les gens de 65 ou 70 ans, qui l’ont vécu comme un retour en arrière », raconte-t-elle. Après un temps d’adaptation, la démarche est entrée dans les habitudes de chacun. « Au début, on avait imaginé faire un cahier pour que chacun puisse s’exprimer. Et puis une semaine après, on s’est dit qu’on n’allait pas parler des sanitaires pendant vingt ans. On a autre chose à faire ! » rit-elle. Elle ne voit aujourd’hui « aucun inconvénient » à l’installation de toilettes sèches.

Il arrive que ces dernières fassent moins facilement l’unanimité. Aurélie Paquignon, bénévole à la Fumainerie, était très emballée à l’idée de participer à l’expérimentation. « J’étais prête à faire une lettre de motivation ! » raconte-t-elle. Si elle explique ne pas rencontrer d’obstacles majeurs, elle se heurte parfois au rejet de ses invités. « Ils peuvent avoir des réponses brusques. Ça me heurte, ça me fait mal. Heureusement, ça n’arrive pas très souvent, et ce n’est pas très grave en comparaison de tous les avantages écologiques que j’y vois. »

Ces freins culturels sont parmi les obstacles au développement d’alternatives comme la Fumainerie. « Les toilettes sèches sont encore fréquemment associées à la cabane au fond du jardin, dit Marine Legrand, anthropologue environnementale et chargée d’animation et de recherche au sein du programme OCAPI (Organisation des cycles Carbone, Azote et Phosphore dans les territoires). Si l’on s’en tient à cette idée simpliste, elles peuvent être vues comme une pratique arriérée. Pourtant, nous maîtrisons aujourd’hui de manière beaucoup plus fine les processus de décomposition de la matière. Nous avons une meilleure connaissance des pathogènes et des manières d’éviter de les transmettre à l’environnement. » Les stations d’épuration ne traitent pas les pathogènes présents dans les eaux usées, rappelle Fabien Esculier. « Une grande partie d’entre eux se retrouvent dans les rivières. Si l’on mettait en place des filières pour gérer ce risque de manière collective pour les toilettes sèches, il est plausible que l’on puisse faire mieux que ce que l’on fait aujourd’hui », assure-t-il.

« Considérer ces matières comme fertiles, c’est apprivoiser notre rapport à la mort. »

La mauvaise image des toilettes sèches pourrait également avoir des ressorts plus profonds, selon Marine Legrand. « Notre système fonctionne, sur le plan anthropologique, comme un système d’oubli. Chacun fait ses besoins en privé, de manière taboue, et le transfère via la magie de la chasse d’eau à la sphère publique. On ne s’en préoccupe plus par la suite. Tout cela est structuré culturellement, avec l’idée que nos excréments ne nous concernent pas. » Mettre fin à ce processus d’externalisation en utilisant des toilettes sèches nous pousserait au contraire à nous confronter à notre propre déliquescence, à « renouer avec notre part d’ombre », selon l’anthropologue : « Considérer ces matières comme fertiles, c’est apprivoiser notre rapport à la mort, qui est aujourd’hui complètement atrophié dans les sociétés industrielles. »

Fabien Esculier évoque également un « verrouillage socio-technique » : « Les investissements sont massifs dans le domaine de la gestion des eaux usées et des excreta humains. Une fois que l’on a investi massivement, il est difficile de changer de système ».

Magalie, coproductrice, reçoit Ambre Diazabakana chez elle pour lui donner ses bidons usagés. © Hortense Chauvin/Reporterre

Pour la Fumainerie, toute la difficulté est d’arriver à trouver un modèle économique qui tienne la route. Pour le moment, l’association survit grâce à des financements publics. Afin qu’elle puisse fonctionner de manière indépendante, chaque foyer de coproducteur devrait payer 42,32 euros par mois. Un coût élevé, comparé aux 75,60 euros que les Bordelais paient chaque année, en moyenne, pour l’eau consommée par leurs toilettes mouillées. « Souvent, les coproducteurs sont prêts à payer dix ou quinze euros, mais d’autres considèrent qu’il devrait s’agir d’un service gratuit », dit Émilie Paties.

Malgré ces difficultés, ce type d’alternative pourrait fleurir en France. « Aller collecter l’urine et les matières fécales en porte à porte en ville est la configuration la plus compliquée. La Fumainerie est le symbole que tout est possible », s’enthousiasme Fabien Esculier. Inspirée par cet exemple, la mairie de Bordeaux envisage d’installer des toilettes sèches dans certains lieux publics, squats et bidonvilles. Un projet de collecte et de réutilisation des urines est également à l’étude dans le quartier de Saint-Vincent-de-Paul, à Paris. « On n’en est qu’au tout début de cette réinvention », se réjouit Fabien Esculier. Et tant mieux : selon une étude publiée en juin dans la revue One Earth, valoriser les excreta humains serait essentiel pour nourrir l’Europe de manière bio et locale en 2050. Ne reste plus qu’à accélérer pour les collecter.

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