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EntretienClimat

Hervé Le Treut : « Il y a un déni autour du changement climatique »

Le climatologue Hervé Le Treut, en juillet 2022.

Engagement des scientifiques, déni autour du réchauffement climatique, impuissance du Giec... Le climatologue Hervé Le Treut est l’invité des Grands entretiens de Reporterre.

Canicule, incendies, sécheresse… Alors que les effets du changement climatique marquent cet été, Reporterre a interrogé le climatologue Hervé Le Treut. Membre de l’Académie des sciences, et professeur à l’École polytechnique et à Sorbonne Université, il vient de publier Climat et civilisation (éd. Érès).


Écoutez l’entretien complet de Hervé Le Treut dans Les Grands entretiens de Reporterre :


Reporterre — Vous suivez depuis trente ans l’évolution de la science climatique, mais aussi la réaction de la société à ce changement climatique. Que retenez-vous de ces trente années ?

Hervé Le Treut — On est parti d’un problème climatique qu’on considérait comme un problème de physique. On se battait pour savoir si on allait mettre quelque epsilon en plus ou en moins dans nos calculs. Le changement climatique, pratiquement absent dans les années 50-60, est devenu d’un coup un problème majeur et, plus tardivement, un problème largement visible par les citoyens. Cela nous a beaucoup secoués dans le monde des climatologues. Je n’avais pas envie de devenir quelqu’un qu’on voit sur les écrans, mais on a été happé par cela. À un moment donné, nous étions obligés de réagir à ce qui était en train de se passer sous nos yeux et de manière extrêmement rapide.


Vous abordez la question du changement climatique en faisant des modèles mathématiques du fonctionnement de l’atmosphère dans ses interactions avec les rayons solaires, avec les gaz à effet de serre, les océans, la végétation.

Les modèles sont des planètes virtuelles. On peut jouer plusieurs fois le climat avec ces modèles climatiques. Mais au-delà des équations, la biodiversité se prête mal à ce jeu, et la présence humaine est un des éléments très marquants. Tout ce qu’on a pu faire à partir des modèles climatiques a permis d’anticiper très largement ce qui est en train de se passer. Mais cela ne suffit pas pour donner aux décideurs les éléments permettant de décider sans coup férir ce qu’on doit faire.

Pour Hervé Le Treut, « la science brutale, si je puis dire, ne suffit pas » face au réchauffement climatique. © Mathieu Génon / Reporterre

C’est devenu un problème politique ?

Le changement climatique est devenu un problème à différentes dimensions : il est politique, il est lié aux droits de l’Homme, mais aussi à la biodiversité composée de millions d’espèces. Ce sont des effets très différents qui se mélangent et que nous sommes obligés de prendre en compte tous ensemble.

Comment les scientifiques se définissent-ils face à quelque chose de très complexe ? On n’a plus le choix aujourd’hui, on doit se positionner par rapport à des choses qui ont évolué et qui évolueront de manière très forte dans le futur.


Vous parlez de millions d’espèces. L’enjeu scientifique est-il de modéliser le comportement de la biodiversité en réaction aux évolutions du changement climatique ? Ou est-ce la question des sociétés humaines ?

C’est l’ensemble des deux. On ne peut pas aujourd’hui séparer trois grands piliers. On a la partie de physique — la planète —, dirigée par des équations et par des lois de conservation. Il y a ensuite tout ce qui est lié au vivant, dont la complexité tient au nombre d’espèces, c’est-à-dire qu’il faut avoir là énormément de données, alors que dans le monde des équations, on peut travailler avec moins de matériel. Et puis, il y a l’humain, qui est encore plus insaisissable. Il y a une tendance à croire que les modèles climatiques peuvent nous donner une manière de se projeter dans le futur qui résoudrait tout. On en est très loin. La science brutale, si je puis dire, ne suffit pas. On est obligé d’avoir ces autres éléments.


Il y a quand même des faits quasi certains : l’accroissement de la concentration en gaz à effet de serre de l’atmosphère conduit à un réchauffement moyen de la température de la planète. Cela s’impose à l’ensemble du vivant, n’est-ce pas ?

Absolument. Les équations peuvent même nous aider à définir ce que sera le futur. C’est d’ailleurs une situation assez nouvelle. On est une des seules espèces capables d’anticiper son futur avec un niveau de certitude très fort.

« Le scientifique a le droit d’être engagé »

Il y a de plus en plus de vagues de chaleur, de sécheresses, d’inondations, de mégafeux… Êtes-vous effrayé par l’évolution très rapide que vous observez depuis une à deux décennies ?

Le mot « effrayé » n’est pas le plus juste. On s’habitue à vivre dans un monde qui change vite. Parce qu’on est des climatologues, peut-être, on n’a pas le sentiment de frayeur qui touche un certain nombre de gens par rapport à ce qui survient. Ce qui survient est très largement irrémédiable. Donc il s’agit de créer un monde franchement nouveau. Plutôt que la frayeur, mon sentiment est celui d’une sorte de devoir.

Hervé Le Treut : « Le déni est une manière de ne pas se préparer à ce monde qui vient. » © Mathieu Génon / Reporterre

Et ce qui me gêne le plus aujourd’hui est l’espèce de déni qui entoure ces choses-là. Le déni est une manière de ne pas se préparer à ce monde qui vient. Les gaz à effet de serre ont augmenté de manière très rapide, ils continueront à le faire. Il faut qu’on détermine dès maintenant les manières de se protéger, de participer aussi aux réductions des émissions de gaz à effet de serre. Nous sommes face à des enjeux qui modifieront profondément le monde dans lequel on est.


Ce déni, il est fait sur quoi et par qui ?

Beaucoup de gens aujourd’hui sont effrayés. Personne n’aime les choses qui bougent beaucoup et qu’on ne maîtrise pas. C’est plus facile de les nier. Il y a aussi des gens qui cherchent à agir en fonction des opportunités qui viennent avec une gestion du climat.


On pourrait gagner de l’argent dans la catastrophe ?

Ça a toujours existé. Il n’y a pas eu de guerres sans que des gens n’en profitent financièrement. Dans une situation très nouvelle, il y a des manières de s’en sortir très différentes. On a un besoin très fort d’une génération de jeunes autonomes, qui puissent réfléchir par eux-mêmes sur ce que sont ces enjeux, comment ils vont se manifester, ce qu’ils vont impliquer.


Un mouvement qu’on appelle la désertion se produit chez un certain nombre de jeunes étudiants ingénieurs dans différentes écoles.

Je le vis effectivement en tant que professeur, une partie de la jeunesse a une réflexion extrêmement poussée. Des jeunes veulent comprendre ce qui se passe, quelle peut être leur position par rapport à ça, et commencent à se positionner. Cela ne touche qu’une minorité, mais c’est un changement très profond.

Hervé Le Treut : « Le Giec dit des choses précises, mais qui ne suffisent pas à la prise de décision. » © Mathieu Génon / Reporterre

Il y a dans la société des rapports de pouvoir. Dans Climat et civilisation, vous rappelez qu’il y a des inégalités entre ceux qui émettent les gaz à effet de serre et ceux qui en seront les principales victimes. Il y a aussi des inégalités énormes au sein des sociétés. N’est-ce pas ce qui bloque le problème ?

C’est un scandale. C’est un problème clairement politique. On a aussi des problématiques sur la population : on est aujourd’hui quatre fois plus nombreux que quand j’étais à l’école primaire. La science n’est pas faite pour donner des réponses à cela. Par contre, les citoyens peuvent le faire.


Vous êtes très prudent, vous êtes un scientifique et donc vous ne voulez pas aller sur le champ de l’analyse politique.

En tant que scientifique, on passe des années à réfléchir, à trouver des résultats, à voir ce qu’ils impliquent pour le futur. Et puis au bout de vingt ans de travail, on a mesuré que tel paramètre, c’est 20 et pas 21. Quelqu’un passe, nous met la main sur l’épaule, et dit : « Dites 30, c’est beaucoup mieux ! » On ne peut pas faire ça, on ne serait plus des scientifiques. Ce n’est pas de la prudence, c’est ce que l’on doit à notre métier et qui est dur, en fait, c’est beaucoup plus facile de dire n’importe quoi. Donc je n’aime pas le mot « prudence ».


« Rigoureux » ?

La rigueur, oui, absolument. Si l’on quitte nos habits de scientifiques, on les quitte pour toujours. J’ai toujours voulu rester un scientifique. Après, le scientifique a le droit d’être engagé.

Hervé Le Treut : « On doit s’intéresser à l’atténuation du changement climatique et à son adaptation. » © Mathieu Génon / Reporterre

Vous avez écrit : « Il n’est pas possible de faire des risques climatiques des risques ultimes face à quoi tout s’efface. »

Quand on parle des risques climatiques, on parle d’une planète qui a évolué plus rapidement qu’on ne le pensait, parce qu’on a émis des gaz à effet de serre, alors que le système est resté très stable pendant tout l’holocène.


Pendant environ dix mille ans.

Voilà. Tout le monde aimerait qu’il reste stable. Il ne restera pas stable. On a une moitié en plus de CO2 dans l’atmosphère. Est-ce qu’on s’intéresse à l’atténuation du changement climatique ? À son adaptation ? On doit nécessairement faire les deux.


La phrase que j’ai citée dit que le risque climatique ne peut pas être le déterminant total de la politique.

J’ai travaillé avec le Giec [1] pendant des années. Il dit des choses précises, mais qui ne suffisent pas à la prise de décision, et c’est extrêmement important de le dire. Cela débouche sur des enjeux politiques.


Dans Climat et civilisation, vous rappelez que l’objectif de démocratie et des droits de l’Homme n’est pas universellement partagé. On peut répondre au changement climatique par une sorte de dictature, au nom de l’urgence et de la gravité, ou en respectant les droits de l’Homme. Quel est le bon chemin ?

Je suis attaché aux valeurs des droits de l’Homme et j’ai du mal à admettre qu’on essaie de glisser l’idée que finalement, il y a des pays où ceux-ci sont peu respectés, mais que ça peut aider face au changement climatique. Non, ça ne peut pas aider. Il n’y a pas d’aide possible face au changement climatique si on ne respecte pas les caractères de notre humanité. C’est plus fort que ce que nous dictent les enjeux strictement climatiques.

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