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Arbres et forêts, entre corps et cœurs

La forêt, un espace ouvert au carrefour de multiples passions. Thibault Leroy, CC BY-NC-ND

Emblèmes de la biodiversité, les forêts sont devenues un symbole de la progression constante des pressions humaines sur les écosystèmes. De nouvelles attentes émergent au sein de la société, contribuant à des tensions grandissantes entre les acteurs du secteur forestier, en particulier les gestionnaires publics et privés, et le grand public.

Ces dernières années, des prises de position fortes au sujet des forêts s’affrontent par médias interposés sur des sujets clivants – la sanctuarisation de la forêt d’un côté, l’importance d’une filière du bois local de l’autre, ou encore, la gestion plus intensive ou plus paysanne des forêts.

Les échanges directs et constructifs restent malheureusement limités. Les débats pourraient-ils être facilités, les discussions ouvertes, en prenant le temps nécessaire aux définitions et aux contextualisations ?

Une stère de définitions

À la suite de la Conférence internationale sur le climat de Kyoto en 1997, un travail de collecte des définitions nationales et internationales du mot « forêt » a été initié. Après 25 années de suivi, plus de 1600 définitions différentes ont été répertoriées !

Pourquoi un si grand nombre ? Est-il si compliqué de définir une forêt ? Une définition simple telle que celle d’un dictionnaire – « vaste étendue de terrain couverte d’arbres » – ne suffit-elle pas ?

Non, car il faut ensuite définir ce qu’est un arbre et la densité d’arbres minimale, ce qui n’est pas si trivial ! Certes, un arbre peut être défini comme une plante de grande hauteur, avec un tronc et contenant du bois. Mais, là encore, les limites pratiques d’une telle définition expliquent pourquoi il en existe des centaines d’autres…

Tas de bois « revendicatif » à Saint-Augustin-des-Bois (Maine-et-Loire). Thibault Leroy, CC BY-NC-ND

Le risque de se planter de forêt

Au fond, pourquoi ces définitions sont-elles si importantes ? L’un des problèmes qui se présente, c’est qu’en définissant la forêt à partir de ses seuls arbres, il n’est pas possible de distinguer les forêts naturelles des plantations.

Or c’est un point majeur de tension dans le débat actuel : dans le monde, à l’image d’une forêt primaire détruite par une plantation de palmiers à huile ; en France métropolitaine, entre les forêts de feuillus et les plantations de résineux par exemple.

Distinguer ces deux types de milieux semble essentiel tant ils ne jouent pas le même rôle économique, récréatif, affectif et environnemental, notamment du point de vue de la biodiversité hébergée.

Selon l’IGN, les plantations sont minoritaires en France, et représenteraient environ 2 millions d’hectares (contre 15 millions d’hectares de forêts non plantées). À l’échelle européenne, les plantations ne représenteraient qu’une faible proportion des forêts (4 %), mais qui reste importante au regard de la surface de forêt naturelle, c’est-à-dire considérée comme non affectée par l’homme (2 %), selon la Conférence ministérielle sur la protection des forêts.

Entre forêt naturelle et plantation, la majorité des forêts européennes est donc considérée comme semi-naturelle (94 %), une catégorie regroupant des situations de gestion sylvicole diverses.

La part des plantations dans la surface totale des forêts dépend aussi beaucoup du contour des définitions de la forêt plantée et des méthodes de calcul. Global Forest Watch, par exemple, fournit des estimations beaucoup plus élevées auprès du grand public en se basant sur des images satellitaires du couvert forestier plutôt que sur des inventaires.

Cette méthodologie présente l’avantage d’être généralisable au monde entier, mais peut produire des valeurs assez biaisées localement, lorsque des données de cartographie des forêts plantées ne sont pas utilisées en complément, comme c’est le cas pour la France.

Une description fine et objective des surfaces plantées et non plantées, ainsi qu’un accès facilité du grand public aux données brutes, en particulier celles des inventaires forestiers, permettrait de mieux suivre l’évolution dans le temps et l’espace des forêts naturelles et des plantations et de fournir des éléments objectifs pour nourrir le débat.

En trop l’anthropomorphisme

L’arbre est un être vivant, comme nous. Mais là s’arrête le parallèle : l’arbre n’est pas un être humain, il n’a pas les mêmes sens que nous. L’arbre n’a pas de cerveau, pas plus qu’il n’a de nerfs ou d’organes de perception de la douleur.

Les arbres disposent en revanche de multiples autres capacités fascinantes. Reconnaître à la vie non humaine le plein statut d’être vivant est fondamental. Cette reconnaissance doit concerner l’arbre pour sa vie d’arbre, pas pour une vie fantasmée que nous aimerions qu’il ait. Le fait que l’homme décide de la fin de vie d’un arbre pour l’utiliser est-il fondamentalement différent de ce geste pour une laitue ou une carotte ?

Ces questions interrogent en tout cas, aujourd’hui comme jadis, nombre d’entre nous, citoyens comme poètes.

Vieux pin sur un châtaignier à Ygos (Landes). Cliché de Félix Arnaudin, fin XIXᵉ. Collection musée d’Aquitaine

Relisons Pierre de Ronsard, qui écrivait en 1565 :

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?

Ou Louisa Siefert et ses vers de 1870 :

Et cependant l’amour triomphe de l’oubli ;
La matière que rien ne détruit se transforme ;
Le gland semé d’hier devient le chêne énorme,
Un monde nouveau sort d’un monde enseveli.

Si la question de la qualité de nos relations avec le végétal a toute sa place, reconnaître le plein statut d’être vivant n’implique pas pour autant de délaisser le bois comme matériau. Décider de cesser toute coupe d’arbre, et ce au profit de matériaux polluants comme les matières plastiques, serait une décision absurde au vu des enjeux planétaires actuels.

Certaines pratiques sylvicoles controversées, comme la coupe rase, aux conséquences paysagères radicales, pourraient toutefois être rediscutées et éventuellement mieux encadrées.

Œil de vert

Par ailleurs, les forêts ne sont pas uniquement des populations d’arbres. Une forêt, c’est surtout une large diversité d’espèces associées. Des espèces que l’on observe furtivement, d’autres que l’on piste, que l’on dépiste. Des espèces qui nous enchantent quand on les croise, d’autres dont la rencontre effraie nombre d’entre nous, et puis d’autres que l’on ramène à la maison (cèpes, châtaignes, tiques…).

Si rencontrer des cerfs au pied de chênes centenaires ravit nombre de personnes, croiser des tiques dans les fougères les inspire souvent moins… Il existe ainsi des biais cognitifs à la préservation de la biodiversité, en prendre conscience est important. Cela impose de s’affranchir de notre propre perception humaine du beau, du bien ou de l’utile.

La défense de la forêt ne peut donc pas se limiter aux grands arbres, la même ferveur devrait être engagée, par exemple, pour la préservation des mygales et des vipères dans leurs écosystèmes. Et, bien sûr, n’oublions pas que nos yeux ne peuvent et ne savent voir que la face émergée de la diversité de la forêt.

Sous-bois de la futaie des Clos, site emblématique de la forêt domaniale de Bercé (Sarthe). Thibault Leroy, CC BY-NC-ND

Nos branches se querellent, nos racines s’embrassent

La forêt est un espace ouvert, au carrefour de multiples passions, comme le rappelait l’économiste sociologue allemand Werner Sombart au début du XXe siècle :

« Il y a une forêt-pour-le-forestier, une forêt-pour-le-chasseur, une forêt-pour-le-botaniste, une forêt-pour-le-promeneur, une forêt-pour-l’ami-de-la-nature, une forêt-pour-celui-qui-ramasse-du-bois ou celui-qui-cueille-des-baies, une forêt de conte où se perdent Hansel et Gretel. »

Intégrer cette multitude de regards et d’attentions différents pour les mêmes espaces est difficile, mais essentiel. Sans occulter des clivages bien réels, remarquons que les communautés qui s’affrontent passionnément disposent d’un dénominateur commun, que l’on retrouve du randonneur à l’exploitant forestier, en passant par le chasseur ou le naturaliste : l’amour pour la forêt.

La forêt de demain, quelle que soit la forme qu’elle prendra, ne pourra pas se faire sans un débat de fond, impliquant les diverses personnes concernées, sur la place que notre société veut accorder aux forêts et sur les différents moyens qu’elle se donne pour y parvenir.

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