Pourquoi défendre la souveraineté numérique ?

Guillaume Champeau illustre les dangers de notre dépendance à d’autres États pour assurer l’opération de services et produits numériques.

cabane-pilotis
Avec la domination des cloud providers américains, notre autonomie est-elle bâtie sur des pilotis ? © Olivier Tabary - stock.adobe.com

La souveraineté numérique est devenue un enjeu national stratégique, en témoigne l’évolution récente du périmètre de Bruno Lemaire, désormais ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Au Web2day 2022, dont BDM est partenaire, Guillaume Champeau a livré un éclairage intéressant qui illustre parfaitement l’importance du sujet.

Guests profil picture

Guillaume Champeau, directeur juridique de Clever Cloud

Après avoir fondé Numerama, Guillaume Champeau a rejoint Qwant en tant que directeur de l’éthique et des affaires publiques. Il est ensuite devenu directeur juridique de Clever Cloud. La souveraineté numérique fait ainsi partie de ses sujets de prédilection.

Qui sont les acteurs de la liberté d’expression sur Internet ?

Sur Internet, on utilise Google pour naviguer et rechercher, les services de Meta comme Instagram, WhatsApp ou Facebook pour converser, découvrir… On passe du temps sur Twitter, Snapchat ou encore TikTok pour s’exprimer et accéder à des contenus. Point commun entre toutes ces marques ? Aucune n’est française. Aucune n’est européenne. Les plateformes américaines et chinoises centralisent très, très fortement les expressions sur le web.

Dès lors : qui décide et qui protège la liberté d’expression ? Est-ce toujours le législateur, nos élus, nos représentants ? Ou est-ce que des entreprises privées, domiciliées sur d’autres continents, ont aujourd’hui pris ce pouvoir ? Les règles fixées et les choix réalisés par ces acteurs dominants ont désormais une incidence majeure sur les possibilités d’expression, sur la visibilité des contenus et l’accès libre aux informations.

Le marché du cloud computing fragilise notre souveraineté

Parmi les différents maillons du numérique, Guillaume Champeau s’intéresse naturellement (et à raison) au cloud computing. Ce marché est largement trusté, et de plus en plus, par quelques acteurs américains : AWS d’Amazon, Azure de Microsoft et Google Cloud. Les entreprises chinoises comme Alibaba diffusent aussi leurs solutions. Alors que les services et les contenus se déportent de plus en plus vers le cloud, ce marché prend de l’importance. On écoute de la musique et on regarde des vidéos via des applications de streaming, on utilise des logiciels directement hébergés sur le web, on achète de moins en moins de supports physiques. Et dans le même temps, la part des acteurs européens diminue, d’environ 25 % en 2017 à 11 ou 12 % aujourd’hui, selon Synergy Research Group.

À ce sujet, Pierre Bellanger (fondateur de Skyrock et auteur d’un livre sur la souveraineté numérique), parle d’une « autonomie sur pilotis« . Ce parallèle est intéressant car il illustre la fragilité, au sens de la souveraineté, des fondations sur lesquelles nous bâtissons nos services et nos produits numériques. Nous sommes devenus dépendants d’acteurs principalement américains et chinois. Si, du jour au lendemain, ces États décident de supprimer nos pilotis, que se passera-t-il ? Peut-on vraiment perdre notre accès au cloud ? Si on ne peut plus prendre ce risque, est-on toujours souverain ?

L’exemple russe montre les conséquences de cette dépendance

Fin février, la Russie a décidé d’envahir l’Ukraine. Les États-Unis ont alors appliqué des sanctions ayant un impact direct sur le cloud. De nombreuses entreprises ont dû arrêter leurs opérations ou suspendre leurs ventes très rapidement. Dès le début du mois de mars, les annonces en ce sens se sont multipliées : Nokia, qui fournit de nombreux composants pour les serveurs, Siemens, Apple, Oracle, SAP, Hewlett Packard Enterprise (HPE), Microsoft, IBM, AWS, VMWare, Slack… Les fabricants de microprocesseurs, AMD et Intel, mais aussi Nvidia, qui conçoit des GPU utilisés pour du deep learning.

Parmi les autres retraits majeurs ou emblématiques, on peut citer :

  • le transitaire Cogent, un intermédiaire nécessaire aux connexions sur Internet,
  • Pink Floyd, qui supprime son catalogue des services de streaming en Russie,
  • Electronic Arts, qui cesse ses opérations et supprime l’équipe russe sur FIFA,
  • MongoDB, qui demande à ses utilisateurs russes du service cloud de sauvegarder leurs données car leurs bases seront bientôt détruites,
  • Google, qui arrête les abonnements à des applications sur Google Play, car il ne peut tout simplement plus encaisser les paiements.

Il semble évident que maintenir et développer des services web est aujourd’hui impossible sans ces entreprises. Être privé des composants, des tuyaux, des serveurs et des briques logicielles que ces acteurs commercialisent, peut rapidement paralyser l’économie, la vie, le fonctionnement d’un pays. Conséquence en Russie : plusieurs dizaines voire des centaines de milliers de professionnels IT ont quitté le pays, selon le principal représentant du corps de métiers (l’équivalent du Syntec). La Russie doit maintenant gérer une pénurie inédite de ressources cloud, avec des idées comme la saisie de serveurs ou le sacrifice du gaming, pour sécuriser l’opération de services jugés plus stratégiques.

Mais nous, on est les gentils !

Devant cette démonstration de la pression que peut exercer un État sur un autre en restreignant son accès au numérique, on peut réagir ainsi : « mais nous, on est pas la Russie, on est les gentils ! Et on est ami avec les pays qui fournissent ces services ». Sauf qu’il est impossible d’en être sûr, d’être certain que nos relations resteront favorables à vie avec les États-Unis, la Chine ou tout autre pays. La situation géopolitique d’aujourd’hui ne sera pas forcément celle de demain. Et tout peut aller très vite.

En 2003, la France a dit non à la guerre en Irak, souhaitée par les États-Unis, au Conseil de sécurité des Nations unies. Les USA ont alors pris des sanctions économiques contre la France, en bloquant notamment la vente de pièces nécessaires aux lanceurs des porte-avions. Concrètement : si vous ne pouvez plus lancer vos avions, vos porte-avions n’ont plus beaucoup d’intérêt. Guillaume Champeau montre ensuite l’impact que peuvent avoir de telles sanctions : « Henri Bentégeat, alors chef d’état-major des armées (Cema), confessera que c’est en partie pour cette raison qu’il a poussé le président Chirac à envoyer nos forces spéciales en Afghanistan ».

C’était il y a bientôt 20 ans, une autre époque, moins ancrée dans le digital. Aujourd’hui, des sanctions pourraient aussi cibler les infrastructures numériques, et réduire nos possibilités. On ne peut pas faire de pari aussi risqué sur l’avenir, on ne sait pas si nous nous entendrons toujours avec nos alliés. Pour conclure, le directeur juridique de Clever Cloud estime que « la création de nos propres pilotis » (au niveau national ou européen) est nécessaire pour protéger notre souveraineté, et par conséquent nos démocraties et notre liberté d’expression. Le cloud est un point clé, et ce n’est sans doute pas le seul maillon à protéger.

Sujets liés :
Publier un commentaire
Ajouter un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Les meilleurs outils productivité