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Débat : Quand la jeunesse interroge le vivre-ensemble

La crise du Covid a exacerbé certaines lignes de fracture au sein de la jeunesse. Shutterstock

En France, les jeunes générations ont grandi durant des années marquées par des crises si régulières que l’on peut raisonnablement penser que le terme « crise » ne doit plus désigner une simple rupture entre deux périodes supposées stables (le « monde d’avant » et le « monde d’après ») mais un âge en tant que tel, fait d’incertitudes, et de fragmentations, questionnant les jeunes sur le type de société qu’ils auront à cœur de construire.

Au-delà des données, nombreuses, qui décrivent les situations de fragilité objectives de certaines fractions de la jeunesse, notamment peu diplômées, voire marginalisées, la voix des jeunes est peu donnée à entendre. À l’aube de ce rendez-vous électoral majeur que sont les présidentielles de 2022, nous avons donc souhaité les écouter, pour comprendre comment ils envisagent le vivre-ensemble.


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Cette jeunesse est inquiète des lacérations du lien social et son rapport à la globalisation est ambigu. Elle se montre désireuse d’inscriptions électives fortes et semble plus que jamais en quête d’un récit qui pourrait rendre les Français solidaires, par-delà leurs divisions. C’est à l’exploration de ces tiraillements que notre ouvrage Une jeunesse crispée. Le vivre-ensemble face aux crises globales est consacré. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur un corpus de 54 entretiens semi-directifs auprès de jeunes franciliens de 18 ans à 30 ans, recrutés au cours de deux vagues d’enquête (en décembre 2018 et mai 2019) et représentant des milieux sociaux variés : 24 % sont issus des classes supérieures, 30 % des classes moyennes et 46 % des classes populaires.

Entre ouverture sur le monde et ancrage dans la nation

La diffusion d’une forte norme d’ouverture dans les jeunes générations fait écho à leurs mobilités croissantes. Leurs consommations et leurs références se sont également internationalisées. En revanche, dans le domaine du vivre ensemble, aucun support institutionnel post-, inter-, supranational (tels l’ONU, la Commission européenne) n’a été en mesure de faire du cosmopolitisme éthico-politique un récit attractif, susceptible de l’emporter sur celui de la nation.

La jeunesse française peut ainsi avoir des imaginaires culturels globaux étendus, elle peut même adopter des engagements transnationaux, comme on le voit par les mobilisations aux quatre coins de la planète au nom de la liberté d’expression, de la défense de l’environnement ou encore la lutte contre les discriminations. Il n’en reste pas moins que son expérience immédiate du lien social est profondément ancrée dans une réalité structurelle (infra)nationale qui façonne sa conception du vivre ensemble et son rapport à l’autre.

D’autre part, cette norme d’ouverture est très diversement perçue selon les classes sociales : les jeunes les plus diplômés auront plutôt tendance à tenter d’en faire un horizon d’opportunités, tandis que les jeunes ouvriers, qui ont subi une forte détérioration du marché de l’emploi depuis 50 ans (avec l’apparition de statuts dérogatoires au droit du travail au nom des politiques publiques d’insertion des jeunes, comme l’intérim, le CDD, le contrat d’insertion), vivent plutôt la tentation du repli.

Les sociétés occidentales, dont la France, se trouvent à un moment charnière de leur histoire : le modèle issu des équilibres économiques, politiques, culturels, idéologiques et sociaux de l’après-guerre s’essouffle. Les lignes de tensions sont nombreuses : montée des inégalités ressenties et observées (dont le mouvement des « gilets jaunes » a été une traduction majeure), questions récurrentes adressées à la laïcité, tant à son interprétation qu’à sa place dans le pacte républicain, développement de modes d’action politique qui s’émancipent des logiques représentatives (sur l’Internet, mais aussi dans la rue).

La conception républicaine de la citoyenneté est ainsi épinglée par la critique décoloniale de l’universalisme. Le pacte intégrateur échoue face à la reproduction des exclusions. L’idéologie méritocratique se fissure face aux preuves de la reproduction des élites. Le libéralisme des mœurs est confronté à de nouveaux conservatismes. Quant au choix français d’inscrire la nation dans une vision civique, liée à l’exercice de droits, il semble remis en question par la montée en puissance d’une lecture plus identitaire de l’appartenance, dans laquelle la culture (langue, mœurs, religions) et le récit historique (les racines partagées ou pas) sont centraux.


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Les jeunes s’interrogent, dans ce contexte, parce que leur vulnérabilité est le symptôme de mutations profondes de nos sociétés. Frappés par les crises globales, divisés par des fractures nouvelles, ils ne se reconnaîtraient plus totalement dans les valeurs de notre société tout en devant y trouver leur place.

Comment dire ses crispations

En faisant le choix de rendre la parole aux jeunes sur leur manière d’envisager le vivre ensemble en France, nous avons cherché à susciter leur réflexivité. Au-delà de l’identification de leurs formes de repli sur soi, il s’agit de saisir les agacements (parfois vifs), les irritations (parfois douloureuses), pouvant se muer en amertumes et ressentiments, bref leurs zones de crispations.

Si la jeunesse française ne s’est jamais autant méfiée du politique, ni autant désinvestie des canaux traditionnels de la participation, elle n’est pas moins fortement consciente des enjeux du vivre ensemble dont elle loue ou critique les forces et les faiblesses.

Certes, leurs discours doivent beaucoup aux matrices idéologiques qui informent les débats sociaux, à l’état des rapports de force entre partis politiques et au champ des disputes intellectuelles, ainsi qu’aux capacités des médias à imposer tant les thèmes que le tempo des débats, en intervenant sur les sens à donner à une sélection d’évènements nationaux et internationaux. Pourtant, les opinions des jeunes ne sauraient se réduire à une caisse de résonance de débats sociétaux tout faits.

Si les jeunes appartiennent bien à une génération qui semble à la fois en retrait de la participation militante stricto sensu (avec une baisse de l’engagement dans les partis et syndicats), ils sont fortement concernés par les questions politiques au sens large. Cette enquête confirme une réinvention de leur participation, une tentative de réenchanter la citoyenneté en faveur d’une démocratie directe, plus juste et plus efficace.

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