Les éditeurs ont-ils perdu la bataille publicitaire face à Facebook et Google ?

Les éditeurs ont-ils perdu la bataille publicitaire face à Facebook et Google ? Data, format et relation aux agences… Les médias français sont dépassés par le duopole sur les sujets clés de la croissance publicitaire. Mais tout n'est, heureusement pour eux, pas perdu.

L'annonce était attendue mais elle n'en a pas moins été douloureuse. "Outée" en 2016, l'emprise du duo Google et Facebook sur le marché français de la publicité online s'est encore accentuée en 2017. Le "duopole", tel que l'ont baptisé les acteurs du secteur, capte près de 78% du gâteau publicitaire online. Cette part est encore plus importante (et donc inquiétante) sur mobile, le device vers lequel basculent les investissements. Elle est de 90%. En d'autres termes, les Figaro, Le Monde et autres Echos – Parisien ne se battent que pour des miettes et ne manquent pas de le déplorer à renforts d'interviews dans la presse spécialisée, appelant pour certains à la création d'un front anti-Gafa, pour d'autres à des mesures réglementaires.

Alors oui, on peut voir dans ce rapport de force "le reflet des usages des consommateurs que l'on retrouve beaucoup sur ces deux univers", comme l'expliquait à l'annonce des résultats le patron de l'Udecam, Raphael de Andreis. Mais s'il truste le classement des applications les plus fréquentées, le duo est très loin de capter 90% des usages mobiles… Et ce gouffre béant entre Facebook, Google et le reste de la meute s'est sans doute creusé sur d'autres fondements. A commencer par leur richesse en matière de data loguée et formats innovants. Deux actifs dont la plupart des groupes médias manquent cruellement.

Un gros retard sur l'UX et les formats pub

Ces deux mamelles de la stratégie publicitaire de Facebook lui ont permis, alors qu'il ne monétisait pas le mobile au moment de son introduction en bourse en 2012, d'en tirer aujourd'hui l'essentiel de ses revenus publicitaires. "Si Facebook a une telle part de marché sur le display mobile, c'est d'abord parce qu'il propose des formats pensés pour une expérience publicitaire tolérable. Tout le contraire de beaucoup d'éditeurs qui se sont contentés de commercialiser des reliquats de leurs formats desktop sur leur inventaire Web mobile", juge d'ailleurs Sylvain Travers, le fondateur de Hubvisor, société spécialisée dans l'accompagnement des éditeurs sur le sujet de la monétisation.

Sur Facebook, midroll mis à part (et encore le format est tout récent), aucun format publicitaire n'entrave l'accès au contenu comme le fait l'interstitiel que l'on retrouve massivement chez les éditeurs. Un interstitiel qui est aussi prisé des agences (les CPM proposés sont bien plus élevés que la moyenne) qu'il est intrusif. Tant pis pour le confort de lecture. Tant pis aussi si la plupart des clics générés sont des "miss clicks", c'est-à-dire par erreur.

"Les éditeurs pourraient récupérer entre 20 et 30% du chiffre d'affaires mobile perdu s'ils renouaient avec des formats plus vertueux"

Le chemin vers la croissance passe, pour Sylvain Travers, par un recours à des formats moins intrusifs, plus adaptés aux nouveaux usages, et des emplacements plurimedias (display classic, nativead, outstream). Le parallax, que les éditeurs commencent à adopter, est un premier pas dans cette direction. "Je pense que les éditeurs pourraient récupérer entre 20 et 30% du chiffre d'affaires mobile perdu s'ils renouaient avec des formats plus vertueux", chiffre le patron d'Hubvisor. Un message peut-être entendu par la régie du Figaro (éditeur du JDN) qui, après voir décidé de couper toute relation avec les réseaux type Teads ou Advideum, a annoncé le lancement de nouveaux formats pubs directement inspirés de l'UX de Facebook. Son COO, Alexis Marcombe, vient d'annoncer que les revenus vidéos de la régie avait été multipliés par deux depuis cette décision.

Les éditeurs doivent trancher dans le vif, couper des sources de revenus profitables à court terme mais néfastes sur le long car elles rebutent les internautes. "Avec l'arrivée du filtre publicitaire de Chrome, "Chrome ad filter", les éditeurs n'ont plus d'autre choix que de repenser l'expérience publicitaire et d'innover. Cela signifie notamment de diffuser moins de publicité pour améliorer l'expérience utilisateur et raréfier leur inventaire afin de créer de la valeur grâce à des CPM plus élevés", confirme Michael Nevins, chief marketing officer de l'adtech Smart.

Reste que si les éditeurs ne manquent pas de bonne volonté, ils n'ont pas toujours suffisamment de marge de manœuvre. "C'est compliqué pour certains éditeurs, complètement aux abois financièrement, de résister aux exigences des acheteurs, même si elles ne sont pas bénéfiques à l'expérience utilisateur", reconnait Philippe Guillemot, patron France du SSP Improve Digital. Le "succès" de l'interstitiel le montre, le court terme reste le seul juge de paix pour des éditeurs dont la priorité est le plus souvent de trouver les moyens de boucler le prochain exercice à l'équilibre.

"Mettez-vous à la place d'un éditeur dont le chiffre d'affaires est en baisse depuis quatre ans, auquel on dit qu'il doit investir dans le digital, déployer une DMP, recruter des data scientists ou encore acheter des start-up…. C'est complètement anxiogène alors que le nouveau relais de croissance ne compense pas la perte structurelle rencontrée offline", plaide de son côté un patron de régie.

"Beaucoup de groupes médias se contentent de faire perdurer un modèle condamné à disparaître plutôt que de réfléchir au business de demain"

Rien de tel chez les Gafa qui ont tellement d'argent à investir qu'ils peuvent se poser la question de la croissance avant même celle de la monétisation. "Il y a clairement un manque de prise de risque chez beaucoup de patrons de groupes médias qui, plutôt que de réfléchir aux business de demain, se contentent de faire perdurer un business model qui est condamné à disparaître", estime Pierre Calmard, DG de Dentsu Aegis Network en France.

Le meilleur exemple de cette obsession est sans doute donné par ce témoignage d'un ancien collaborateur d'une adtech française. "C'était toujours la même rengaine : combien est-ce que tu vas m'assurer de minimum garanti ?, se rappelle-t-il. Jusqu'à ce jour où je me suis entendu répondre à une énième demande de ce type : on ne va plus te donner du poisson, on va t'apprendre à le pêcher." Las, l'éditeur refusera la proposition d'accompagnement dans la création de nouveaux formats pubs pour aller chercher son minimum garanti ailleurs. "Les éditeurs ont complètement sous-traité le sujet de l'innovation à des prestataires type Teads, Sublime Skinz ou Adikteev", poursuit un autre connaisseur du secteur. Et de nous expliquer que lors de nombreux appels d'offres, on lui faisait comprendre que le fait de proposer un nouveau format exclusif, pensé pour l'éditeur, permettrait de faire pencher la balance en sa faveur.  

"Les éditeurs ont complètement sous-traité le sujet de l'innovation à des prestataires type Teads, Sublime Skinz ou Adikteev"

C'est au fond cette même logique de l'immédiateté qui explique les relations ambiguës que les médias entretiennent avec Facebook et Google. Des "frenemies" qu'on égratigne un peu dans la presse mais dont on accepte volontiers les billets verts. Comment expliquer autrement que beaucoup de médias français se sont jeté sur le partenariat très rémunérateur (jusqu'à 200 000 euros par mois et par titre) signé avec Facebook pour lui fournir des dizaines de live vidéos par semaine ? Un partenariat auquel Facebook a mis un terme en décembre dernier après avoir averti les concernés… un mois plus tôt. Le Fonds pour l'innovation numérique de la presse (FINP) puis sa déclinaison européenne, le DNI, ont eux aussi permis à Google de s'acheter un peu de tranquillité et aux médias d'arrondir les fins de mois.

Mais pour acter un changement aussi stratégique, encore faut-il pouvoir s'appuyer sur une gouvernance forte. Problème, entre le patron de la régie, le responsable des revenus programmatiques et celui du média, il n'est pas toujours évident de savoir qui prend les décisions. Rares sont les médias français à pouvoir s'appuyer sur ce chief revenue officer que beaucoup de médias US ont nommé. Un responsable qui pourrait arbitrer plus justement entre les intérêts de la régie et ceux de l'éditeur (deux pôles qui peuvent parfois se tirer dans les pattes).

Facebook et Google loin devant côté data

L'autre sujet sensible, c'est bien évidemment le sujet de la data. Un sujet sur lequel Google et Facebook ont quelques kilomètres d'avance. Pour espérer rivaliser sur ce terrain-là, les médias vont devoir mettre en place une véritable stratégie côté donnée loguée. C'est pour la majorité d'entre eux chose faite avec l'arrivée des paywalls et softwalls. Une bonne nouvelle donc. Reste que sur un sujet où l'union fait la force, il faudra s'allier. Le VP marketing de la plateforme mobile S4M, Nicolas Rieul, préconise "la mise en place d'une nomenclature commune pour faciliter la remontée et le traitement de la data". Une initiative comme l'alliance data Gravity (une centaine de médias mais aussi un e-commerçant, Fnac-Darty, et un opérateur télécom, SFR, ont mis en commun leur data pour permettre aux annonceurs d'améliorer le ciblage de leurs achats pubs online) pourra y prétendre… si toutefois elle va plus loin que ce qui a déjà été annoncé.

"Dommage de ne pas retrouvée la data loguée de M6 au sein de Gravity"

"C'est tout de même bien dommage de ne pas y retrouver toute la donnée loguée de M6 ", analyse Jean-Baptiste Rouet, chief programmatic officer de Publicis Media Exchange. Si le groupe a accepté d'intégrer les données cookies en provenance de sites comme Clubic, Cuisine AZ ou Radins.com, il a refusé de faire de même pour la donnée en provenance de son portail de télévision de rattrapage, 6play, qui séduit aujourd'hui 15 millions d'utilisateurs. Un actif qu'il a sans doute jugé trop précieux pour le partager avec les autres membres de l'alliance. Mais sans lequel il sera difficile pour Gravity d'être aussi performant que Facebook et Google en matière de ciblage socio-démo ou sur mobile.

 "Je leur avais demandé s'ils envisageaient de proposer un login cross device après la conférence de présentation. Ils m'avaient répondu que ce n'était pas prévu pour tout de suite", regrette Jean-Baptiste Rouet. C'est de leur capacité à proposer ce type de ciblage avec des identifiants uniques, Facebook ID ou login Gmail, que provient la puissance publicitaire de Google et Facebook. 

On peut également déplorer que Le Monde et Le Figaro aient préféré snober l'initiative pour lancer leur propre alliance commerciale Skyline, deux jours après la présentation de Gravity. Un nouvel exemple de la difficulté des dirigeants français à privilégier l'intérêt général aux inimités personnelles. Et une redite du début de l'année 2012 lorsque, faute d'accord, TF1 et M6 avaient décidé d'impulser chacun leur propre place de marché média. La Place Media pour le premier, Audience Square pour le second. Deux places de marché qui… viennent finalement d'opérer leur fusion.

L'enjeu d'une alliance européenne

Qu'on se rassure, c'est de toute façon sans doute à l'échelle européenne que les choses se dénoueront. Une alliance entre les plus gros éditeurs d'Allemagne, de France, du Royaume-Uni et de leurs pays voisins semble être le seul moyen de jouer des coudes avec Google et Facebook. Le marché des plateformes est en effet global quand celui des medias est local. Un changement d'échelle qui permet au duopole de pouvoir satisfaire des annonceurs de plus en plus nombreux à vouloir signer des deals paneuropéens qui seront ensuite exécutés en local.

TF1 l'a bien compris qui a lancé une alliance inédite avec ProSiebenSat.1 (Allemagne), Mediaset (Italie et Espagne) et Channel 4 (Angleterre). Elle a accouché d'une place de marché programmatique video baptisée European Broadcaster Exchange qui doit venir concurrencer Google et Facebook. "Nous avons beaucoup d'annonceurs du top 30 qui font ce genre de deals pan-européens. L'objectif c'est de leur proposer, à partir du second trimestre, une alternative vidéo à Facebook et Youtube", précise Sylvia Tassan-Toffola, la patronne de TF1 Pub. Bonne nouvelle, l'alliance intégrera la donnée loguée de TF1 et Channel 4 (mais pas celle de Prosieben et Mediaset). "Nous allons continuer à chercher des alliés qui disposent eux aussi d'un inventaire de qualité", annonce Sylvia Tassan-Toffola.

La réponse à l'hégémonie de Google et Facebook viendra des éditeurs mais pas que… Beaucoup de voix appelent à une prise de conscience des acheteurs. A commencer par celle de Raphael de Andreis qui plaide pour que "les agences participent au développement durable des métiers de la publicité afin de faire en sorte que les contenus de qualité continuent à disposer d'une belle vitrine." Même son de cloche chez Pierre Calmard : "Le concept de démocratie, auquel je crois fondamentalement, repose sur la pluralité des médias.

Tout l'enjeu est donc de trouver une juste répartition entre les contenants, Facebook et autres, et les contenus, groupes médias." Ce n'est pas toujours évident pour les acheteurs, qui sont parfois tentés d'aller au plus simple, en activant uniquement le duopole.  "Chez Dentsu, on est à 50% pour Facebook et Google, 50% pour le 'reste' car on sait gérer des écosystèmes complexes. On va chercher la solution la plus efficace, même si elle est plus compliquée à appréhender", pointe Pierre Calmard. Les éditeurs espèrent qu'ils seront plus nombreux à raisonner ainsi…

Consultez AdtechNews, le magazine trimestriel du JDN et de CB News

Cette article provient du magazine trimestriel dédié au marché de la publicité online et du martech lancé par le JDN avec CB News. Au programme, une grande enquête sur la bataille des éditeurs pour récupérer leurs parts de marché mobile, un comparatif des solutions de mesure du trafic en magasin, un papier sur la  pub sur les assistants vocaux, une fiche de poste  du growth hacker et bien d'autres sujets...