POINT DE VUE

« La liberté d’expression n’a jamais contaminé personne »

Stéphanie Lavaud

5 octobre 2020

France – Alors que la deuxième vague épidémique est enclenchée et que le ministre de la Santé vient/va annoncer des mesures plus restrictives dans plusieurs régions françaises, des voix s’élèvent, notamment de médecins, pour conseiller, approuver ou bien critiquer la gestion de la crise par le politique. Trois tribunes parues ces dernières semaines témoignent de points de vue différents, allant de la volonté d’une sécurité maximale à l’acceptation d’un certain niveau de risques, soulevant des questions sur la liberté, la responsabilité individuelle et collective, notre rapport à la mort ou encore la place du politique (Lire COVID-19 : face à la gestion de la crise, les points de vue des médecins divergent).

Jérôme Lèbre

Autant de sujets qui alimentent autant le débat de société que la réflexion philosophique, c’est pourquoi nous avons demandé à Jérôme Lèbre, philosophe à l’origine de la chaine YouTube « Philosopher en temps d'épidémie (désormais Philosopher au présent)», de nous donner son point de vue.

Medscape édition française : Des voix discordantes de scientifiques se font entendre sur la gestion de la crise du Covid par le gouvernement, de quoi sont-elles le révélateur ?

Jérôme Lèbre : Tout d’abord, on peut dire que ce n’est pas nouveau, ni propre à la crise du Covid, car il y a toujours eu débat au sein des différents corps scientifiques. Quel que soit le sujet, il n’est pas possible de mettre tous les scientifiques d’accord sur un même point : typiquement, les lois de la physique selon Einstein et selon la physique quantique ne sont pas compatibles. Finalement, ce que l’on voit pour chaque théorie, c’est sa force d’explication plus que le fait qu’elle serait détentrice d’une vérité. Tous les scientifiques savent que la vérité est un horizon, mais un horizon essentiel vers lequel on avance par le débat.

Dès le début de l’épidémie, beaucoup de médecins se sont exprimés dans les médias, et on s’est vite aperçu que leurs perspectives sur la maladie étaient différentes, qu’ils n’avaient pas non plus le même pronostic sur son évolution, d’où une certaine perte de crédibilité auprès de la population française, laquelle voudrait qu’il y ait des domaines – comme la science – où tout le monde délivre le même message, détienne la vérité et que l’on puisse s’y fier une bonne fois pour toute. Mais cela n’existe pas et c’est là le fonctionnement normal de la science. Le débat est d’ailleurs intrinsèque à la culture des médecins et de tous ceux qui pratiquent une discipline scientifique.

Medscape édition française : Au-delà du débat scientifique, y-a-t-il un débat de société ?

Jérôme Lèbre : C’est effectivement le deuxième niveau de lecture. Les différentes tribunes parues ces jours-ci sont de véritables prises de position socio-politiques où il s’agit à partir de certaines connaissances médicales d’en déduire le comportement à adopter par rapport à une épidémie. Car, bien sûr, une épidémie n’est pas seulement une maladie mais aussi un événement socio-politique. Il est donc normal que les médecins s’en emparent. Dans ces tribunes, en définitive, les scientifiques parlent en tant que citoyens éclairés par leur discipline. Et tout citoyen peut s’engager de cette façon-là. On remarque, par exemple, qu’Alexandre Carpentier qui s’exprime dans l’une d’entre elles, est neurochirurgien (Lire COVID-19 : face à la gestion de la crise, les points de vue des médecins divergent). Il n’est pas un spécialiste des épidémies et d’infectiologie. Il est donc possible de garder son identité de médecin mais de vouloir entrer dans le débat citoyen. Ce devrait être le cas pour tout un chacun, quel que soit son diplôme.

Une épidémie n’est pas seulement une maladie mais aussi un événement socio-politique.

Medscape édition française : Dans sa tribune, le Pr Carpentier revendique d’une certaine façon un « droit à la mort » pour les personnes âgées. Qu’en penser ?

Jérôme Lèbre : Du fait de leur profession et de la confrontation aux maladies mortelles, non curables, les médecins ont une attitude particulière vis-à-vis de la mort. Tout le monde n’a pas cette approche là mais, dans le même temps, le corps médical sait bien que ce n’est pas leur savoir médical qui leur donne une solution ou même une théorie face à la question de la mort. Ici, il ne s’agit pas de la mort individu par individu mais de la mort à l’intérieur d’une société, ce qui est encore différent. Il est vrai qu’il faut savoir accepter la mort et je suis sensible à l’argument qui est développé par le Pr Carpentier sur ce point. Pour autant, si ce mouvement de pensée est important, il demande aussi à être contrebalancé car si les gens peuvent être soignés, ils doivent l’être. Il y a donc un devoir de soin de la société tout en sachant que la mortalité existe. En revanche, le politique ne peut pas exprimer ce point de vue consistant à dire qu’il faut bien que les gens meurent. Pour le politique, il faut sauver (absolument) toutes les vies et c’est normal. Mais c’est une bonne chose que le débat s’installe sur cette question dans la société.

Medscape édition française : Dans leurs tribunes, les auteurs font souvent appel à la question de la responsabilité. Faut-il opposer la responsabilité individuelle à la responsabilité collective ?

Jérôme Lèbre : On peut toujours trouver la cause, le coupable, quelle décision a provoqué tels ou tels effets. Mais il ne faut pas oublier que la responsabilité se prend avec l’intégralité des risques qu’elle comporte dans un domaine qui est celui de l’imprévisible. De fait, par définition, lorsque l’on prend une décision, on ne dispose pas forcément de tous les éléments pour savoir si c'est absolument la bonne. Cela étant dit, il y a toujours un risque à trop renvoyer à la responsabilité individuelle. C’est souvent celle sur laquelle le politique se repose car justement ce n’est pas la sienne. Le danger d’insister sur la responsabilité individuelle, c’est de permettre au politique de se « dégager » sur les citoyens et qu'il prenne le prétexte de ce manque de responsabilité individuelle pour renforcer la surveillance, l’ordre, l’autorité.

Medscape édition française : Sur le fond, pensez-vous que les mesures actuelles soient liberticides ?

Jérôme Lèbre : On peut considérer les mesures médicales comme contraignantes, mais elles prennent la forme d’une nécessité que l’on peut tout à fait comprendre. C’est le cas pour le port du masque qui a été bien accepté. Nous n’avons pas eu, en France, l’équivalent du mouvement suprémaciste américain pour lequel même porter un masque enfreint la liberté individuelle. Aujourd’hui, on se doit d’accepter les restrictions nécessaires de la liberté de se déplacer et d’entreprendre, du moins pour des périodes limitées. La première des libertés, celle qui est vraiment importante à défendre, c’est la liberté d’expression, et elle n’est pas menacée ici puisque les médecins ont pu s’exprimer dans la presse. Cette liberté d’expression en elle-même n’a jamais contaminé personne. Elle est essentielle pour lutter contre une dérive autoritaire, celle, par exemple, qui impliquerait une surveillance par drone et le traçage des données personnelles. S’il y a une vraie lutte à mener, c’est en grande partie celle pour la liberté d’expression.

Mais globalement, les restrictions temporaires d’entreprendre et de se déplacer sont acceptables. C’est une situation qu’on peut traverser en défendant les libertés fondamentales : celle d’être informé, de s’exprimer et de critiquer.

Medscape édition française : La survenue de l’épidémie et les questions qu’elle suscite font-elles avancer le débat dans la société française, qu’il soit philosophique ou sociétal ?

Jérôme Lèbre : Avec la survenue de l’épidémie, il s’est passé un événement extrêmement important qui a suscité des questions complètement nouvelles et dans tous les domaines, scientifique et autres. Les épidémies ont toujours été considérées comme des phénomènes qui touchent à la fois nos corps et le corps social. D’un point de vue philosophique et social, c’est souvent le « tragique » qui provoque de nouvelles réflexions plus que les réflexions sur le bonheur.

Dans la sphère philosophique, on cherche à comprendre ce qui se passe, sans anticiper ni faire de prophéties. La question des mobilités et du phénomène de mondialisation, impliqué à 100% dans la circulation virale actuelle, n’est pas nouvelle en soi. Il y a déjà eu d’autres grandes épidémies dans le passé et des philosophes se sont emparés de ces questions – Kant pendant l’épidémie de grippe fin XVIIIème siècle et Hegel plus tard lors d’une autre épidémie de grippe. Mais, en revanche, on le vit dans un contexte qui, lui, est nouveau, en raison de la relation à la technologie et à Internet, mais aussi de la faiblesse de nos états comme l’ont mis en exergue le problème de disponibilité des masques, les changements d’avis, les démentis, les erreurs. Cette épidémie nous incite à ne pas nous reposer sur un état souverain. La conséquence positive, c’est que les citoyens doivent être en mesure de prendre en charge cette part de politique et être dans une responsabilité collective plus qu’individuelle.

Les épidémies ont toujours été considérées comme des phénomènes qui touchent à la fois nos corps et le corps social.

Medscape édition française : Il a beaucoup été question du « monde d’après » pendant le confinement. Est-ce une réalité ?

Jérôme Lèbre : Cela fait un moment, dans le domaine des sciences humaines, que l’on parle d’une période de mutation où la question de la technique joue un rôle majeur, de même que le défi écologique.

Même s’il y a une forme d’urgence, ce qui doit se passer c’est un changement de civilisation. Il ne s’agit pas de l’anticiper car on ne peut pas aller plus vite que l’histoire. Il ne s’agit pas non plus de demander à l’épidémie de faire ce qui est de notre ressort, et même de notre devoir. Il est important de se rendre compte que notre destin commun nous revient.

Les événements qui changent la donne viennent à la fois d’ailleurs, comme les épidémies, et de nous-mêmes. Ce n’est ni la fin de l’épidémie, ni la fin du confinement qui nous feront passer dans le monde d’après, mais ce qui est certain c’est que l’on y passe progressivement. On peut penser que notre civilisation sera dans un temps assez bref, radicalement différente, pour le meilleur ou pour le pire.

On peut penser que notre civilisation sera dans un temps assez bref, radicalement différente, pour le meilleur ou pour le pire.

 

Photo : Edouard Loslalo pour Wikipédia

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