Editorial du « Monde ». Il aura fallu quatre semaines de grève et un fonctionnement de la justice très fortement perturbé, avec des centaines de procès retardés, pour qu’une négociation s’ouvre enfin entre le gouvernement et les avocats. Au lendemain d’une manifestation qui a réuni, lundi 3 février, à Paris, 15 000 personnes selon les organisateurs (sur un peu plus de 68 000 avocats), une réunion autour du premier ministre devait tenter mardi de mettre un terme à ce front contre la réforme des retraites, consistant à intégrer la profession dans le régime universel voulu par Emmanuel Macron.
Les avocats disposent aujourd’hui d’un régime autonome, pour tous, et d’un régime complémentaire, également autonome, gérés par la Caisse nationale des barreaux français (CNBF). Si celle-ci n’est pas très généreuse côté pensions, pour des raisons historiques, elle est peu exigeante côté cotisations, pour des raisons démographiques. Avec une profession dont les effectifs ont doublé en vingt-cinq ans et des avocats qui prennent statistiquement leur retraite plutôt à l’approche des 70 ans que des 60 ans, le système repose sur une base confortable de quatre cotisants pour un retraité, et affiche ainsi une situation équilibrée qui lui permet même de verser de 80 millions à 100 millions d’euros chaque année au régime général au nom de la solidarité.
Alourdissement considérable de leurs cotisations
Théoriquement, fondre les avocats dans le régime universel les conduit à espérer de meilleures pensions par rapport au système actuel, mais au prix d’un alourdissement considérable de leurs cotisations retraite. Un doublement, de 14 % à 28 %, pour la moitié d’entre eux. Qui accepterait une telle ponction sans broncher ?
L’équation est tout simplement impossible pour les avocats les plus fragiles économiquement. Pour d’autres professions libérales, comme les pharmaciens ou les notaires, la marche à franchir pour rejoindre le régime universel est indolore, puisque leurs cotisations sont déjà autour de 30 %.
Les propositions du gouvernement sont restées longtemps lacunaires. L’idée générale était que la hausse des cotisations de retraite serait compensée par une baisse de la CSG. Entre octobre, quand ce schéma a été exposé aux avocats, et la fin janvier, aucune discussion ne s’est engagée sur les détails de cette usine à gaz, détails dans lesquels, comme souvent, le diable se cache.
Les torts sont sans doute partagés. Les contre-propositions de la CNBF se sont fait désirer, tandis que le ministère de la justice a fait le pari que la grève de cette profession libérale, perçue dans l’opinion comme élitiste et individualiste, s’épuiserait rapidement et ne susciterait pas beaucoup d’empathie.
C’était compter sans le malaise d’un métier en pleine mutation, dont la réforme des retraites n’est qu’un révélateur. Les écoles des barreaux forment chaque année des milliers de jeunes avocats, et beaucoup ont du mal à en vivre. Les cabinets individuels représentent la moitié des structures, mais ne génèrent que 7 % des revenus de la profession. Certains vivent à 90 % des subsides publics distribués dans le cadre de l’aide juridictionnelle, quand d’autres ne parviennent pas à adapter leur offre de services à une nécessaire modernisation. Les réformes législatives successives ont achevé de déstabiliser la profession.
Faute d’avoir évalué l’inquiétude d’un métier vital au bon fonctionnement de la justice et de la démocratie, le gouvernement s’est inutilement aliéné une partie de son électorat, dont un éventuel accord sur les retraites ne suffira pas à dégager l’horizon.
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