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Transformation numérique de l’action publique : les risques de la dématérialisation pour les usagers

Temps de lecture  11 minutes

Par : Hélène Bégon - Haute fonctionnaire, cabinet du commissaire général au développement durable

La dématérialisation des services publics facilite l’accès aux démarches administratives pour une majorité d’usagers, mais peut aussi augmenter la fracture numérique et éloigner des citoyens de leurs services publics.

Une observation attentive du ressenti des usagers, des politiques d’accessibilité, de médiation ou de couverture numérique du territoire doivent impérativement accompagner toute dématérialisation des services publics.

Une dématérialisation croissante des services publics

La dématérialisation permet d’avoir accès par internet aux informations et aux démarches administratives. Selon une étude commandée par direction interministérielle de la transformation publique (DITP), la proportion d’usagers utilisant internet pour leurs démarches administratives augmente de 12 points entre 2014 et 2018, même si le mode d’accès privilégié en 2018 est le guichet (57%), suivi d’internet (36%), du téléphone (24%) et du courrier (21%).

La stratégie nationale Action publique 2022 prévoit que les 250 procédures les plus utilisées par les particuliers et les entreprises sont à dématérialiser en priorité d’ici à 2022. En octobre 2020, selon l'observatoire de la qualité des démarches en ligne, 70% de ces démarches sont réalisables en ligne (dont 4% partiellement). La moitié est compatible avec les smartphones.

De plus en plus de nouveaux services en ligne sont ouverts : la plateforme code du travail numérique, le service pre-plainte-en-ligne.gouv.fr,… La dématérialisation s’accompagne, sans que cela soit systématique, de la fermeture de guichets d’accueil physique ou téléphonique.

Un progrès pour certains, un risque pour d'autres

Dans le baromètre "Digital Gouv 2019" (Soprasteria/Ipsos), 79% des Français interrogés estiment que la dématérialisation des services publics simplifie et facilite la vie des citoyens, et 69% que les services publics en ligne sont de plus en plus faciles à utiliser, mais 79% redoutent qu’elle ne contribue à diminuer les emplois publics.

Dans un rapport de 2019, le Défenseur des droits considère que la dématérialisation peut constituer un avantage pour certaines personnes en situation de précarité en améliorant l’accès aux droits (exemples du revenu de solidarité active ou de la prime d’activité). Le Défenseur alerte cependant les pouvoirs publics sur les risques d’une transformation numérique à "marche forcée".
 
La dématérialisation croissante des services publics présente trois sortes de risques :

  • donner le sentiment que l’administration se déshumanise, s’éloigne des citoyens et de certains territoires, privilégie une partie de la population plus à l’aise avec internet, cherche surtout à faire des économies ;
  • complexifier les démarches, lorsque le parcours sur internet a été mal conçu, et qu’il est très difficile de joindre un agent pour se faire assister ;
  • éloigner encore davantage du service public les usagers ayant des difficultés avec l’utilisation des outils numériques parce qu’ils n’ont pas accès aux équipements, parce qu’ils ont du mal à s’en servir, parce que leur zone est mal couverte en réseau internet, parce qu’ils maîtrisent mal la langue française.

Seuls 32% des Français déclarent ne pas connaître de freins à l’utilisation de l’administration en ligne. Les autres évoquent :

  • pour 25% la complexité des démarches (particulièrement les plus âgés, les non-diplômés et les habitants de petites communes) ;
  • pour 20% un manque général d’aisance avec l’informatique et internet, particulièrement les plus âgés, les non-diplômés et les retraités) ;
  • pour 18% la complexité des procédures ;
  • pour 18% la difficulté à joindre un agent.

Plus d’un Français sur deux (56%) estime que les relations avec l’administration publique se sont modifiées depuis quelques années. 37% pensent qu’elles sont plus compliquées et 19% moins compliquées.

L’illectronisme affecte 9 millions de personnes et 25 millions de personnes ont des compétences numériques fragiles. 15% des personnes de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé internet au cours de l’année et 2% sont dépourvues de toute compétence numérique. 38% des usagers d’internet de 15 ans et plus et 47,3% de la population de 15 ans et plus (soit plus de 25 millions de personnes) ne maîtrisent pas au moins une compétence numérique de base, et disposent donc d’une faible autonomie numérique.

Les personnes les plus âgées, les moins diplômées, aux revenus modestes, celles vivant seules ou en couple sans enfant ou encore résidant dans les DOM sont les plus touchées par le défaut d’équipement d’accès à internet comme par le manque de compétences numériques. 

La France en 2020 compte près de 12 millions de personnes en situation de handicap et seulement 11% de démarches en ligne accessibles. Toutes les personnes en situation de handicap ne sont pas en difficulté par rapport au numérique mais un certain nombre peut avoir besoin de dispositifs d’accessibilité en ligne. Or, en octobre 2020, l’observatoire de la qualité des démarches en ligne montre que seules 11% des 250 démarches étudiées sont accessibles aux publics porteurs de handicaps.

L’accès à internet n’est pas encore de bonne qualité partout

Un point de repère : le débit nécessaire pour faire une démarche administrative en ligne est estimé entre 3 et 8 mégabits par seconde.

L’accès à l’internet fixe 
Avec le Plan France Très Haut Débit lancé en 2013, tout le territoire devrait avoir accès en 2022 à des débits supérieurs à 30 mégabits par seconde (et la fibre optique doit arriver partout jusqu'à l'abonné d'ici à 2025).
Selon les chiffres fournis par l'Arcep, au troisième trimestre 2020, 68% des locaux ont accès au haut débit fixe, dont 55% par fibre optique. Mais ces locaux couverts sont inégalement répartis : 92% des locaux couverts en zone très dense, contre 81% en zones moins denses et seulement 44% en zones peu denses. 

En attendant le déploiement complet du très haut débit, l’accès au bon haut débit (minimum de 8 Mégabits par seconde) doit équiper 94% des foyers d’ici à fin 2020. Pour les 6% restants, un complément par les technologies sans fil est subventionné par le dispositif "cohésion numérique des territoires".

L’accès à l’internet mobile
Selon la dernière édition du baromètre du numérique, en 2019, les Français se sont connectés à internet de préférence (51%) avec leur smartphone (+4 points en un an). 77% des Français de plus de 12 ans possèdent un smartphone. 

En vertu de l’accord "New Deal Mobile" passé en 2018 entre l’État, l’Arcep (autorité de régulation des télécommunications et les opérateurs mobiles), l’ensemble du territoire devrait permettre un accès à la technologie 4G d’ici à fin 2022. Au troisième trimestre 2020, l’Arcep estime que 96% du territoire sont aujourd’hui couverts en 4G par au moins un opérateur (contre 89% au 1er janvier 2018) et 76% de l'Hexagone couverts par tous les opérateurs en 4G (contre 45% au 1er janvier 2018).

Lors de l'attribution des fréquences de la 5G, l’Arcep a demandé qu'au moins un quart des déploiements se fasse dans des territoires ruraux ou périurbains.

 

Simplifier, observer, comprendre et améliorer

L’utilisation d’un service public sur internet devrait être au moins aussi facile qu’en face à face. Le "parcours usager" sur le site ou la plateforme internet doit être élaboré avec soin afin qu’il soit le plus intuitif possible, et tout problème doit être éliminé rapidement. La qualité des services en ligne doit être un indicateur de pilotage important pour les administrations.

Si la mise en qualité de tous les "parcours usagers" en ligne va demander quelques années sans doute, la démarche est déjà en route avec : 

  • la création en juin 2019 de l’observatoire de la qualité des 250 démarches en ligne les plus utilisées, avec une évaluation qui porte sur huit critères de qualité de service essentiels (la démarche propose-t-elle des moyens de contact humains personnalisés facilement accessibles ? etc.) ;
  • le recours à des professionnels de la qualité de l’expérience de l’internaute, les UX-Designers, pour améliorer le "parcours usager" de ces 250 démarches ;
  • la création du service Voxusagers où l’on peut raconter son expérience de démarche administrative et obtenir une réponse ;
  • la création du bouton "Je donne mon avis" placé à la fin d’une démarche administrative en ligne.

En utilisant l’agrégateur d’identités numériques FranceConnect, l’usager bénéficie d’échanges automatiques de données entre administrations, avec par exemple le préremplissage des formulaires.

Veiller à l’accessibilité numérique en ligne

L’obligation d'accessibilité des services en ligne de l’État, des collectivités territoriales et de leurs établissements publics existe depuis la loi du 11 février 2005 sur le handicap (article 47) mais a été très peu mise en pratique.

Une nouvelle impulsion a été donnée à partir de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016.
L’obligation a été étendue à certaines entreprises, et toutes les entités doivent, sauf "charge disproportionnée pour l'organisme", élaborer un schéma pluriannuel de mise en accessibilité et insérer des mentions obligatoires sur la page d’accueil et au sein du site. Le défaut de ces informations est assorti d’une sanction pécuniaire.

La circulaire du 17 septembre 2020 relative à l’accessibilité des sites et applications mobiles publics fixe des objectifs prioritaires :

  • les 15 sites gouvernementaux les plus fréquentés (Ameli.fr, ants.gouv.fr, Caf.fr, …) doivent être mis en conformité en 2020 ;
  • depuis février 2020, aucun site de l’État nouveau ou refondu n’est autorisé s’il n’atteint pas 75% de niveau de conformité au référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) ;
  • 80 % des 250 démarches suivies par l’observatoire de la qualité des démarches administratives en ligne respecteront en 2022 un critère d’accessibilité numérique.

Renforcer les compétences numériques de la population et le réseau de la médiation numérique

Une meilleure autonomie numérique apporte des bénéfices économiques, d’inclusion sociale et de bien-être. 
La formation à la culture numérique est obligatoire dans l’éducation nationale et l’enseignement supérieur, mais pas dans la formation professionnelle, et son besoin est sous-estimé (selon une étude du groupe Randstad, en 2018, seul un Français sur trois ressent la nécessité d’acquérir de nouvelles compétences numériques).

Le réseau de la "médiation numérique", fédéré par la société coopérative d’intérêt collectif la MedNum et les têtes de réseau territoriales "Hubs France Connectée", a la double ambition :

  • d’aider les usagers dans leurs démarches en ligne ;
  • à moyen et long terme, de former les usagers au numérique afin de les rendre autonomes. 

C’est notamment le rôle des quelque 5 000 espaces publics numériques (EPN), ou des guichets uniques de services publics situés en zones rurales ou de la politique de la ville : espaces labellisés France Services (FS), maisons de service au public (MSAP), points d’information médiation multiservices (PIMMS).

Le volet médiation numérique du plan de relance finance la rémunération de 4 000 médiateurs numériques supplémentaires. Le pass numérique distribué aux usagers en situation d’illectronisme leur donne accès à 5 ou à 10 ateliers de formation. L’outil AidantsConnect permettra aux médiateurs numériques de sécuriser leurs démarches en ligne pour les usagers.

Ces initiatives sont encouragées par le plan national d’action pour un numérique inclusif adopté en septembre 2018 et piloté par la mission société numérique de l’Agence nationale de cohésion des territoires.

Aider à l’achat d’un équipement ou d’un abonnement

Les diverses initiatives de collecte, de rénovation et de réemploi de matériel informatique appuient l’objectif de rendre le coût du numérique plus supportable aux ménages modestes.

La loi n°2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire a renforcé les dispositifs relatifs à l’allongement de la durée de vie des appareils et des logiciels, ce qui a aussi pour effet d’allonger la durée entre l’achat de deux appareils.
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a ajouté l'accès à internet dans la liste des services à maintenir en cas de non-paiement de l’abonnement, jusqu'à décision sur le versement d’une aide.