Le vertige fiscal
En France comme ailleurs sur la planète, le défi auquel la fiscalité est aujourd’hui confrontée est majeur et les obstacles à franchir sont considérables. Faut-il, dans ces conditions, persévérer ou plutôt mettre toutes nos énergies dans la recherche d’un perfectionnement d’instruments juridiques et administratifs qui sont dépassés par les évolutions de leur environnement ?
N’est-ce pas notre conception de la fiscalité qui est à changer ? Ne faudrait-il pas procéder à une évaluation de la validité du système que forment les impôts sans esquiver la question de leur interdépendance ? La majeure partie des prélèvements obligatoires ont été inventés pour un État centralisé relativement fermé et pour un modèle économique qui en était le reflet. Il faudrait en reconsidérer le bien-fondé et la pertinence dans un monde ouvert, multipolaire, plus compétitif que jamais et ayant à relever le défi du choc du numérique et de la robotisation.
Le constat est clair : au-delà de toute forme d’a priori, une plongée dans l’inconnu, un basculement pour l’instant incontrôlé vers un autre monde est en train de se produire. C’est un tournant de l’Histoire qui se dessine. Aujourd’hui, pas plus le citoyen que ses représentants, les décideurs politiques, ne maîtrisent, en idée comme en pratique, un monde qui se déconstruit et se reconstruit sous leurs yeux de manière autonome au travers d’une infinité de réseaux où s’entremêlent le concret et le virtuel.
Il résulte de cette évolution une perte des repères habituels. L’impôt ne semble plus avoir aucun sens, ni budgétaire, ni économique, ni politique, ni social tant les problèmes soulevés se révèlent complexes et les points de vue et solutions proposées ou mis en œuvre contradictoires et souvent inopérants. Dans ce système fiscal blessé par les transformations de son environnement se pose une question de fond, celle de sa nature, de sa fonction et donc d’une légitimité qui demande à être redéfinie. C’est là un sujet d’importance. La tâche n’est pas simple. Le caractère crucial de cette question s’observe aujourd’hui à travers la perte de sens du devoir fiscal et la banalisation de l’évitement de l’impôt qui caractérisent le sentiment ou le comportement de nombre de contribuables. Plus qu’une simple résistance aux prélèvements obligatoires, on doit voir là le germe d’un refus qui tend à s’étendre par capillarité au sein de la société, faisant l’économie du fracas des révoltes fiscales, ou plutôt en toile de fond de ces révoltes.
Parallèlement les politiques fiscales sont confrontées à une extension du marché économique à des espaces de plus en plus étendus, voire même inattendus, y compris celui de l’impôt traditionnellement occupé jusqu’ici par le secteur public. Intégré dans un environnement marchand, l’impôt change de nature ; il se pénètre de l’esprit ambiant, apparaissant de plus en plus aux contribuables, comme le prix d’un service rendu par l’institution qui en bénéficie et de moins en moins comme l’expression d’un lien de solidarité. La transformation de la relation fiscale en relation marchande modifie le sens de l’impôt dont les deux fonctions essentielles sont menacées : sa fonction politique, d’abord, qui fait de l’impôt une marque d’appartenance à la communauté ; sa fonction sociale, ensuite, qui fait de lui un instrument de réalisation de l’intérêt général et de la solidarité. C’est ainsi que se développe une conception de l’impôt très éloignée de celle de contribution et qui retrouve dans ses grandes lignes et dans son esprit la logique contractualiste de l’impôt-prix, une logique qui supplante celle de l’impôt-solidarité.
En même temps les choses ne sont pas si simples. En effet, les deux manières de considérer l’impôt coexistent de fait dans l’inconscient collectif. C’est bien la conception solidariste qui demeure présente et justifie la demande de services publics même lorsqu’elle s’exprime concomitamment à la demande d’une baisse de la charge fiscale. De fait, lorsque les contribuables-clients constatent la fermeture de nombre de services publics ou ont le sentiment que le service n’est pas de qualité ou bien encore lorsqu’ils ne constatent pas d’amélioration concernant la baisse du chômage ni d’augmentation des salaires et des retraites, le doute sur l’utilité de l’impôt va en s’accentuant. Un tel constat favorise, voire même pour certains justifie, des révoltes ou des pratiques d’évitement de l’impôt. Ce qui peut tendre à conclure qu’il y a une contradiction évidente entre les deux attitudes et même une grande irresponsabilité qui peut laisser pantois. Or, il faut voir là le résultat du désarroi auquel on fait allusion et la présence d’un paradoxe qui s’est installé au sein de la société, source d’un énorme quiproquo.
En réalité deux images de la fiscalité coexistent dans les esprits, et ce sont bien ces deux images qu’il convient d’intégrer et de concrétiser si l’on souhaite construire un nouvel ordre fiscal. Elles reflètent ce qui caractérise la société actuelle, une société marchande au sein de laquelle est ressenti par la majeure partie de la population un besoin de solidarité et de bienveillance.
Michel BOUVIER