Après un an de crise sanitaire, l’impact du télétravail sur la productivité reste difficile à évaluer
Le recours au télétravail massif a-t-il rendu les salariés plus productifs ? Les entreprises, qui s’interrogent sur la pérennisation de cette pratique au-delà de la crise sanitaire, aimeraient pouvoir s’appuyer sur la littérature scientifique. Or, pour l’heure, l’hétérogénéité des situations empêche d’avoir une réponse claire à cette question. Entretien avec Pierre Pora, responsable des études sur les revenus des professionnels de santé à la DREES et chercheur affilié au CREST.
L'Usine Nouvelle - Existe-t-il aujourd’hui des données significatives sur la productivité des salariés en télétravail ?
Pierre Pora - Depuis plusieurs années, il y a une petite littérature sur la question. Mais ces études antérieures à la crise sanitaire sont très difficiles à mobiliser au regard de la situation actuelle. Les effets du télétravail sont très dépendants du contexte, et notamment de l’intensité du télétravail. Or, les travaux antérieurs à la crise concernaient avant tout des expériences de télétravail partiel, dans une toute autre mesure que le télétravail massif connu à compter de mars 2020.
Des études ont-elles été réalisées depuis le début de la crise sanitaire ?
La crise ayant exigé que des millions de salariés basculent en télétravail, il y a eu un coup de projecteur nouveau sur cette question et plusieurs études ont été lancées, notamment au Japon, au Royaume-Uni, aux USA, et en France. Certains résultats ont été diffusés, mais dans la plupart des cas la publication dans une revue académique est encore à venir. Contrairement aux recherches plus anciennes, une partie de ces nouveaux travaux repose sur l’étude de la productivité subjective, basée sur les retours exprimés par les salariés eux-mêmes. Cette méthode a été privilégiée afin d’évaluer la situation du plus grand nombre de salariés dans des situations et des secteurs différents, où la productivité "objective" peut être difficilement quantifiable.
Peut-on déjà tirer des enseignements de ces nouveaux travaux ?
Pour le moment, il semble que les résultats de ces études soient très hétérogènes, ce qui reflète la diversité des situations vécues, des secteurs concernés et des pays, tous n’ayant pas été exposés de la même façon à la crise. Les réponses des salariés sont très variables, mais vraisemblablement, à grande échelle, on trouve davantage de travailleurs évoquant des difficultés de productivité en cas de télétravail massif. On apprend également que ces salariés qui éprouvent des difficultés à maintenir leur productivité sont ceux qui montrent le plus de signes de souffrances dues à cette situation.
Des différences nettes se dégagent-elles entre certaines catégories de travailleurs ?
Pour ce qui s’est passé pendant la crise, les travaux récents suggèrent que l’impact a été plus négatif pour les catégories sociales les moins favorisées, en lien avec leurs conditions matérielles à domicile, rendant parfois difficile le télétravail. Il a également pu être observé, notamment au Royaume-Uni, que le télétravail a été plus difficile pour les femmes, notamment les femmes avec enfants, alors que l’impact négatif lié à la présence d’enfants au sein du foyer semble moindre pour les hommes en télétravail.
Le télétravail a été plus difficile pour les femmes, notamment les femmes avec enfants, alors que l’impact négatif lié à la présence d’enfants au sein du foyer semble moindre pour les hommes.
Quels sont les effets observés sur le nombre d’heures travaillées ?
La littérature suggère que le télétravail peut avoir tendance à augmenter le nombre d’heures travaillées. Les cadres qui télétravaillent sont plus nombreux à dépasser les 50 heures par semaine. Les travaux existants montrent également que pour les femmes qui ont des enfants, le télétravail peut leur permettre de revenir à temps plein après une période de temps partiel, soit une augmentation des heures contractuelles. Au contraire, pour les salariés sans enfant, le télétravail est plutôt corrélé à une augmentation des heures supplémentaires non rémunérées.
Qu’en est-il de la productivité de l’entreprise en elle-même ?
Des études récentes montrent des gains de productivité globale des facteurs notamment liés à la baisse du besoin de capital immobilier pour les entreprises. Il faut néanmoins distinguer les effets de court terme, qui pour l’instant sont inconnus mais pour lesquels on pourra avoir de l’information, des effets à long terme, qui sont primordiaux pour répondre à la question d’un éventuel gain de productivité lié au télétravail.
À long terme, il est important, pour mesurer réellement les conséquences du télétravail sur la productivité de l’entreprise, d’étudier l’impact des contacts physiques sur l’émulation et l’innovation. En effet, l’existence de zones géographiques très resserrées dans les secteurs innovants, comme par exemple dans la Silicon Valley, laisse penser que la proximité physique entre salariés mais également entre entreprises joue un rôle positif sur la capacité d’innovation de l’entreprise. Le présentiel pourrait ainsi jouer un rôle d’émulation primordial pour l’entreprise.
Peut-on prédire l’avenir du télétravail ?
Des travaux récents suggèrent qu'avant la crise, les postes en télétravail attiraient traditionnellement des salariés moins productifs.
Il est très difficile de savoir ce qu’il adviendra du télétravail après la crise, comme il est délicat de comprendre pourquoi les entreprises ont longtemps freiné l’instauration du télétravail. Des travaux récents suggèrent qu'avant la crise, les postes en télétravail et les postes sur site n’attiraient pas les mêmes profils de salariés, les postes en télétravail attirant traditionnellement des salariés moins productifs. De ce fait, les entreprises pouvaient avoir tendance à se réfréner et à ne pas ouvrir leurs propositions de postes en télétravail. Avec la découverte du télétravail pour de nombreux salariés, les salariés considérés comme les plus productifs vont vraisemblablement être attirés davantage par cette forme de travail, ce qui conduira peut être les entreprises à proposer davantage de postes en télétravail qu’auparavant.
Quel bilan peut-on faire à ce jour ?
C’est une question sur laquelle beaucoup de gens travaillent de façon active. Mais il est encore trop tôt pour avoir un avis sur la question, l’étude de la productivité liée au télétravail étant très compliquée car dépendante du contexte, de la fréquence des jours passés en télétravail et du secteur concerné.