La chanteuse Angélique Ionatos s’est éteinte, sa tragique lumière subsiste

Pendant un demi-siècle, la chanteuse a mis en musique la poésie grecque contemporaine. À ses accents de tragédienne, elle mêlait les engagements de son temps. Elle est morte mercredi 7 juillet à 67 ans.

Par Eric Delhaye

Publié le 08 juillet 2021 à 15h00

Mis à jour le 15 juillet 2021 à 12h35

Angélique Ionatos vivait aux Lilas, en lisière de Paris, où elle s’est éteinte, mercredi 7 juillet, à 67 ans. Elle habitait non loin du Triton, salle dont elle était la marraine et où elle chanta souvent. Son directeur, Jean-Pierre Vivante, fut le premier à annoncer, sur les réseaux, la disparition de « l’immense artiste, l’incroyable chanteuse, guitariste, musicienne, compositrice, la femme libre, lumineuse, drôle et grave ». Beaucoup de qualités sont énoncées... Et sont aussi suggérés les contrastes – la douceur et la colère, le lyrique et le tragique, la clarté et les ténèbres – qui peignaient d’un clair-obscur les mots des poètes mis en musique tout au long de sa carrière étirée sur un demi-siècle.

Cheveux noirs, yeux noirs, regard noir, Angélique Ionatos était éclairée par le soleil de sa naissance athénienne, en 1954. Comme Pénélope guettant Ulysse, sa mère attendait inlassablement son père, un marin au long cours qui découvrit sa fille au retour d’un voyage de deux ans. Elle aima follement les deux. Mais en l’absence de l’un, elle grandit avec l’autre, dans une maison qui trempait ses pieds dans l’eau des bateaux. Sa mère patientait en chantant et elle lui lisait les poèmes qui ont conservé, en Grèce, l’audience populaire qu’ils ont perdu en France.

À l’enfance, l’exil

Angélique y développa une passion pour les mots et, avec son frère Photis, elle apprit trois accords de guitare à 11 ans, avant de bricoler une technique autodidacte en repiquant les tubes des Beatles. Un bonheur balayé par le coup d’État de 1967 : les colonels, au premier rang desquels Geórgios Papadópoulos, instaurèrent une dictature et persécutèrent les opposants, dont le compositeur Míkis Theodorákis. La famille Ionatos s’empressa de brûler ses livres communistes puis sauta dans un train à destination de la Belgique, en 1969. Cet exil a ouvert l’horizon d’Angélique Ionatos mais elle en a irrémédiablement souffert.

Expulsé en 1970 et accueilli à Paris par Melina Mercouri et Costa-Gavras, Míkis Theodorákis s’est lancé dans une tournée mondiale qui fit escale au conservatoire de Liège. Toute la famille Ionatos était présente dans la salle où la diaspora grecque acclamait les exhortations du héros tout en versant des torrents de larmes. « Je me suis dit : si la musique a ce pouvoir-là, je veux être musicienne », racontera Angélique Ionatos au micro de Stéphane Manchematin dans l’émission À voix nue, sur France Culture, en 2016. Elle et son frère se mirent à trousser des chansons en français et signèrent un premier album commun, Résurrection (1972), une révolte adolescente récompensée par le prix de l’Académie Charles-Cros – la chanteuse a 18 ans et sa carrière est lancée.

Mais les chemins des jeunes gens se séparent quand Angélique Ionatos a une intuition : ses racines l’arrimant à son pays, elle veut en exhaler les poètes, mettre leurs textes en musique. « J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. En effet, je crois que si la poésie n’existait pas, je ne serais pas devenue musicienne. Cela semble un paradoxe, mais il n’en est rien. C’est la poésie qui a engendré mon chant. Et je suis convaincue que tous les arts, sans exception, sont les enfants de la poésie », écrit-elle dans la revue La Pensée de midi (Actes Sud, 2009).

Du drame et de la mélancolie

Son premier album personnel, chanté en grec, I Palami sou, est sorti en 1979, deux ans avant son installation à Paris. Angélique Ionatos y engage un dialogue fertile avec les poètes qui lui inspirent des compositions où pointent les folklores grecs, les chansons de Léo Ferré et de Giovanna Marini, le classique et le contemporain, voire le flamenco et le guitariste argentin Atahualpa Yupanqui. On ne pouvait pas la réduire à un autre genre que le sien, caractérisé par son inclinaison tragique. Bien que d’humeur joviale, elle empoignait sa guitare pour exprimer la mélancolie et le drame.

Dans une interview avec Anne Berthod pour Télérama, en 2015, elle analysait : « La culture du thrène, cette lamentation funèbre héritée des femmes de l’Antiquité, m’a nourrie. Mais c’est surtout une question de tempérament ; je suis profondément “poignante” et dès que je prends la guitare, c’est toujours en mode mineur ! » Avec sa voix de contralto, elle interprétait des textes de poètes contemporains dont son préféré, Odysséas Elýtis (1911-1996) : elle avait 28 ans quand, le prix Nobel 1979 ayant refusé qu’elle adapte en musique Marie des Brumes, elle prit un avion et se rendit chez lui pour le faire changer d’avis – un déplacement répété ensuite pour chaque autorisation sollicitée, sans plus jamais essuyer le moindre refus.

Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, il faut interroger les poètes pour retrouver la mémoire et l’utopie.”

De 1989 à 2000, Angélique Ionatos fut « artiste associée » au Théâtre de Sartrouville que dirigeait Claude Sévenier (1939-2016), le père de son fils. De ce compagnonnage sont issues six créations, dont Sappho de Mytilène (1991), du nom de la poétesse grecque de l’Antiquité qui s’accompagnait avec une lyre. L’album du même titre qui en a résulté, cosigné avec Néna Venetsánou, reste le plus grand succès de la chanteuse. Laquelle a continué d’enregistrer beaucoup et bien, par exemple Eros y muerte (2007) sur des textes en français d’Anna de Noailles et en espagnol de Pablo Neruda. Ou Reste la lumière (2015) qui clôture sa discographie sous la forme d’un cri de colère : la Grèce est alors dévastée par une crise économique et humiliée par les plans d’austérité européens, pendant que des milliers de migrants s’échouent sur ses îles, notamment à Lesbos, où Angélique Ionatos possédait une maison. « Les poètes sont en exil. Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, celle de la ploutocratie, il faut les interroger pour retrouver la mémoire et l’utopie tout à la fois. Ce sont eux qui veillent sur notre humanité », écrivait-elle en 2015 dans Le Monde diplomatique.

La lumière s’est éteinte. Reste la musique et un texte en français (Y a-t-il de la place au ciel pour les poètes ?) écrit pour son tout premier album, à 18 ans : « Maintenant que sur un bois de vil prix on a cloué tes mains / Maintenant qu’avec la lame du crime on a cloué mon cœur / Je sais qu’il y a de la place au ciel pour les poètes / Qu’il y a de la place au ciel pour moi. »

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