SCIENCE - En fait-on trop? Avec les réflexions sur les paniques irrationnelles et inconsidérées, c’est clairement la question dont on débat le plus autour du nouveau coronavirus Sars-Cov2. Alors que 1784 cas confirmés de Covid-19 ont été répertoriés en France avec 33 décès, que le stade 3 de la gestion épidémique ne serait qu’une question de temps, que l’Italie est entièrement verrouillée, c’est à vrai dire une question légitime.
Après tout, si le nouveau coronavirus a entraîné la mort d’environ 4300 personnes dans le monde, la grippe saisonnière tue chaque année des centaines de milliers de personnes sans entraîner de quarantaines, d’annulations de vols ou d’interdiction des rassemblements.
Alors tout cela était-il nécessaire? Pour commencer, il faut rappeler que ce genre de comparaison n’a pas vraiment lieu d’être. La grippe est un virus bien connu, installé et contre lequel il faudrait faire plus, évidemment. Covid-19 n’existait pas il y a 4 mois. De plus, son taux de mortalité, même s’il est encore très variable et incertain, devrait être plusieurs fois supérieur à celui de la grippe, selon de nombreux épidémiologistes interrogés par Le HuffPost ces dernières semaines.
Mais surtout, si nous n’avons toujours pas dépassé les 5000 morts à cause du coronavirus Sars-Cov2, c’est peut-être justement grâce aux mesures prises par les différents États, notamment la Chine. Cette affirmation provient de l’OMS, qui a pu étudier la situation sur place et enjoint les pays du monde entier à prendre des mesures similaires pour endiguer la propagation de Covid-19. Dans son rapport, elle montre un graphique où, clairement, on voit que le nombre d’infectés (en bleu) commence à stagner à partir des mesures radicales prises par Pékin, entre le 20 janvier et le 23 janvier.
Et justement, plusieurs simulations scientifiques commencent à montrer à quoi aurait pu ressembler la situation en Chine si rien n’avait été fait. Plutôt que 80.000 contaminés, Pékin aurait pu se retrouver avec des centaines de milliers, voire des millions de malades sur les bras, dans le pire des scénarios.
“Probablement multiplié par 67”
C’est la conclusion d’une étude théorique dont le premier jet a été publié sur MedRxiv le 9 mars. Si elle n’a pas encore été validée par une revue scientifique (comme la plupart des études sur Covid-19, par souci de rapidité), elle est plutôt de bonne facture, même s’il y a évidemment de nombreuses inconnues et limitations, explique au HuffPost Jean-Stéphane Dhersin, directeur adjoint scientifique de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs Interactions du CNRS, spécialiste des modélisations épidémiologiques.
Les chercheurs ont analysé l’évolution du coronavirus en Chine, ainsi que l’impact des mesures mises en place par Pékin: quarantaine, fermetures d’usines, arrêt des transports depuis Wuhan, traçage des personnes contactées par les infectés, mesure de distanciation sociale (interdiction des rassemblements, confinement, etc.)...
Pour ce faire, les chercheurs ont notamment eu accès aux données de géolocalisation de Baidu, le Google local, utilisé massivement par les Chinois. Cela leur a permis de modéliser les déplacements des citoyens dans le pays sur la période donnée après les mesures prises. Et de les comparer avec ce qu’il se passe les autres années.
Ils ont ensuite créé des modèles mathématiques pour essayer de quantifier l’impact des différentes mesures dans les villes chinoises. Leur modèle statistique “fonctionne par différentes villes, de manière compartimentale, avec des migrations” permettant de voir les déplacements entre les villes chinoises, explique Jean-Stéphane Dhersin. Un gage de qualité, même s’il a ses défauts (voir plus bas).
Le résultat: au 29 février, il y aurait eu environ 114.000 cas de Covid-19 (contre les 80.000 déclarés), selon les chercheurs. Et sans les mesures? Dans un scénario hypothétique ou absolument rien n’avait été fait, “le nombre de cas aurait probablement été multiplié par 67”. Soit des millions de personnes infectées. Si le taux de mortalité du nouveau coronavirus est encore difficile à cerner, les meilleures estimations des épidémiologistes tournent autour de 1%. Sauf qu’avec des millions de malades, il y a de fortes chances pour que le système de santé chinois ait été encore plus débordé.
Des limites à la théorie
Le nombre de cas aurait été multiplié par 57 à Wuhan, 92 dans le Hubei et 125 ailleurs en Chine, selon les calculs des auteurs. Si les mesures prises l’avaient été une semaine plus tard, il y aurait eu trois fois plus de cas. Si elles avaient été prises une semaine plus tôt,on aurait eu 66% de cas en moins.
Évidemment, cette étude est très théorique et imagine un scénario du pire, avec tous les indicateurs au rouge. Elle a surtout ses limites. Les chiffres officiels sont-ils représentatifs? S’il manque des cas, le nombre de contaminés potentiel serait plus élevé. La géolocalisation de Baidu permet-elle de voir la véritable évolution des déplacements des Chinois? Et si des facteurs inconnus (température, humidité) avaient eu un impact sur Covid-19? Autant d’inconnues qui pourraient changer le chiffre final.
“De plus, sur la plupart des villes [hors de Wuhan et de la région du Hubei, NDLR], on reste sur des petits foyers épidémiques, cela peut poser des problèmes”, explique Jean-Stéphane Dhersin. En effet, quand le nombre de cas atteint un certain seuil, l’évolution, exponentielle, devient alors facile à prédire et est inéluctable si rien n’est fait.
Mais quand le nombre d’infectés est faible, le risque qu’une épidémie démarre est aléatoire. En gros, il y a une “chance” que l’épidémie prenne, mais elle peut aussi s’éteindre, car les contaminés n’ont pas vu beaucoup de monde, par exemple. “On avait eu des projections de ce type en 2009 pour H1N1, avec toute l’erreur qu’on a pu voir a posteriori”, rappelle le chercheur.
Les prédictions des chercheurs sont donc peut-être bien plus élevées que la réalité aurait pu l’être. Mais l’important n’est pas le chiffre exact de contaminés: c’est de montrer comment on a échappé à une situation plus problématique. Ainsi, l’efficacité des différentes mesures prises par la Chine est variée, selon les calculs des auteurs. Le graphique ci-dessous montre le nombre de nouveaux cas par jour selon le modèle mathématique mis au point par les chercheurs. En bleu, avec les mesures chinoises. En rouge, sans les interdictions de déplacement entre villes, en vert sans l’isolation et la détection des cas et en bordeaux sans les mesures d’isolement.
“La détection et l’isolation rapides des cas préviendraient plus d’infections que les restrictions de voyage et la réduction des contacts”, selon l’étude. C’était également la conclusion du rapport de l’OMS, après avoir regardé ce que la Chine avait déployé comment moyens. Mais sans les mesures de réduction des contacts et les mesures d’isolement, “sur le long terme, l’épidémie aurait augmenté exponentiellement”, estiment les auteurs.
Aplatir la courbe
Et c’est bien le problème. Comme l’a bien résumé le ministre de la Santé Olivier Véran, le but de toutes ces mesures, c’est a minima d’aplatir la courbe épidémique. Afin de faire en sorte que les systèmes de santé puissent gérer le flux de malades et ne se retrouvent pas dépassés, comme ce fut le cas à Wuhan (qui a dû construire des hôpitaux en urgence) ou en Lombardie.
Pour cela, il faut faire baisser le taux de transmission. Celui-ci dépend en partie du virus (c’est le “r0”, le nombre de personnes qui vont être infectées par une personne contaminée), mais aussi d’autres facteurs. Le virus peut muter, on peut avoir un vaccin (pas avant des mois), la saisonnalité peut jouer. Aussi, au bout d’un moment, les gens touchés puis guéris sont immunisés. Sauf que nous n’avons pas vraiment envie d’attendre qu’une telle chose arrive.
Donc pour agir dans un premier temps, la seule possibilité, ce sont les mesures prises par les gouvernements pour faire baisser le taux de transmission, idéalement pour qu’un infecté contamine en moyenne moins d’une personne, ce qui signifierait la fin de l’épidémie. “Même sans aller jusque-là, faire baisser ce taux de transmission, cela peut avoir un impact considérable”, explique Jean-Stéphane Dhersin.
Une autre étude, publiée le 24 février dans Nature, a justement analysé l’impact des mesures et de la baisse de ce taux de transmission. Avec un taux de transmission de 3,1, il y aurait eu 228.000 contaminés à Wuhan. Mais en baissant ce taux à 1,9, seules 11.000 personnes auraient été contaminées. “Vous pouvez agir de façon considérable, même un petit effort est important”, rappelle Jean-Stéphane Dhersin.
Et il n’y a pas qu’en Chine que les choses se déroulent ainsi. En Corée du Sud, un des pays les plus touchés, le nombre de nouveaux cas quotidien continue de baisser, comme le montre le graphique ci-dessous:
En fait-on trop? Impossible à dire avec certitude, tant il y a d’inconnues autour du nouveau coronavirus. Mais il est possible que sans ces mesures importantes prises en Chine, en Italie, en France et ailleurs, l’épidémie ait été beaucoup plus explosive.
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