LIBERTESComment le traçage numérique peut modifier notre société post-confinement

VIDEO. Coronavirus : Comment le traçage numérique pourrait modifier notre société post-confinement

LIBERTESLe gouvernement envisage de mettre en place, sur la base du volontariat, une application de traçage des « interactions sociales » pour endiguer le coronavirus, signe que l’épidémie infecte aussi le champ des libertés individuelles
Une femme, masquée, consulte son smartphone dans une station de métro de Moscou, en Russie, le 16 mars 2020.
Une femme, masquée, consulte son smartphone dans une station de métro de Moscou, en Russie, le 16 mars 2020. - Victor Berezkin/AP/SIPA
Laure Cometti et Hélène Sergent

Laure Cometti et Hélène Sergent

L'essentiel

  • Après des semaines d’hésitations et de revirement, l’exécutif envisage désormais sérieusement d’avoir recours à une application pour retracer les contacts qu’ont eus les malades du Covid-19 avec d’autres personnes.
  • Une technologie similaire à celle déjà mise en place à Singapour, mais qui se ferait en France uniquement sur la base du volontariat, ont annoncé ce mercredi le secrétaire d’Etat au Numérique et le ministre de la Santé dans une interview accordée au Monde.
  • Qu’elle repose sur une technique de partage de données en bluetooth ou qu’elle soit accessible sur la base du volontariat, l’instauration d’une stratégie de traçage numérique reste, selon de nombreux acteurs, une menace pour les libertés publiques.

La France va-t-elle emboîter le pas à Singapour ou à la Corée du Sud et recourir à des outils de surveillance pour endiguer l’épidémie de coronavirus ? Après des atermoiements, le gouvernement a présenté ce mercredi les pistes d’une application de « contact tracing ». « Dans le combat contre le Covid-19, la technologie peut aider. Nous ne voulons fermer aucune porte », avance Cédric O dans un entretien au Monde.



Le secrétaire d’Etat en charge du Numérique pourrait en dire plus sur ce projet d’application mobile basée sur le volontariat, lors de son audition devant la commission des Lois de l’Assemblée prévue ce jeudi. Mais l’utilisation des nouvelles technologies et des données personnelles pour enrayer le Covid-19 inquiète déjà de nombreux parlementaires – y compris au sein de la majorité présidentielle –, des chercheurs et des associations. Au nom de la santé, les libertés individuelles et collectives risquent, selon eux, d’être durablement restreintes.

Bluetooth et volontariat

Depuis l’émergence de l’épidémie, de nombreux Etats se sont penchés sur la mise en place d’outils technologiques de suivi des malades. Certains pays, comme la Chine, ont développé des stratégies de traçage numérique particulièrement intrusives pour contrôler les déplacements des populations. En France, plusieurs institutions ont engagé un travail d’assistance médicale à distance. C’est le cas de l’AP-HP, à Paris, qui a développé l’application « Covidom ». Conçu pour ne pas engorger les hôpitaux d’Ile-de-France, cet outil permet aux médecins de suivre les patients à domicile qui présentent des symptômes « sans gravité ». En parallèle, deux opérateurs téléphoniques – Orange et SFR – fournissent des données anonymisées de leurs clients à des institutions sanitaires pour vérifier, notamment, le respect du confinement.

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Rejetant les solutions de « contrôle » des personnes infectées, la France s’oriente donc vers une solution dite de « contact tracing » ou, en français, de « suivi des interactions sociales ». « L’idée serait de prévenir les personnes qui ont été en contact avec un malade (…). Lorsque deux personnes se croisent pendant une certaine durée à une distance rapprochée, le téléphone portable de l’un enregistre les références de l’autre dans son historique », détaille dans Le Monde Cédric O. Inspiré de l’application « TraceTogether » déployée à Singapour, cet outil reposerait uniquement sur l’activation du bluetooth. Piloté en France par l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), ce projet, intitulé « Stop Covid », s’inscrit dans le cadre d’une recherche européenne, l’Allemagne étant elle aussi intéressée par le développement de cet outil.

Pression sociale et stigmatisation

Cette piste suscite déjà une levée de boucliers au sein de la classe politique. Pour rassurer, le gouvernement insiste sur le caractère optionnel de cet outil, téléchargeable sur la base du volontariat. Mais dans un contexte de crise et d’urgence sanitaire, la notion de volontariat existe-t-elle vraiment ? Dans une tribune particulièrement sévère publiée mardi sur le site du Journal du dimanche, le député de la majorité Sacha Houlié y voit une « servitude volontaire » alimentée par la « peur ». « Même consentie, la collecte des données aux fins de suivi est condamnable », écrit l’élu de la Vienne.

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Une crainte partagée par le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. « Ce choix individuel peut être orienté, voire influencé, de diverses manières, par exemple à travers les techniques de persuasion ou de manipulation, la pression sociale, l’imitation des actions des proches », prévient-il dans une note d'analyse publiée mardi. « L’attribution de la responsabilité à la personne plutôt qu’à la collectivité » est un sujet de « préoccupation éthique », ajoute l’institution.

La Quadrature du Net, association de défense des droits des citoyens sur Internet, alerte sur un potentiel risque social. « Si ces outils se développent et que le tissu social nous impose de les accepter, ceux qui les refuseront seront considérés comme des parias ou soupçonnés de ne pas participer à l’effort de guerre, puisque c’est le mot utilisé par le chef de l’Etat », pointe ainsi Benoît Piedallu, membre de LQDN contacté par 20 Minutes. D’autant qu’ils pourraient être minoritaires. Un sondage* publié le 31 mars indique que huit Français sur dix sont favorables à une application mobile de tracking pour endiguer l’épidémie.

Selon Patrice Bourdelais, démographe et historien des épidémies, « il y a en Europe occidentale davantage de réticences face à ces outils par rapport à certains pays d’Asie ». Mais il estime que dans le contexte actuel, une majorité de la population pourrait adhérer à cette surveillance individualisée. « Une appli présentée comme ayant un intérêt vital peut susciter une large adhésion, car la population est dans un état de sidération », observe auprès de 20 Minutes le directeur de recherche émérite à l’EHESS.

Un risque d’accoutumance

Soucieux de convaincre les Français, le gouvernement assure que « les données seront anonymes et effacées au bout d’une période donnée ». « Personne n’aura accès à la liste des personnes contaminées, et il sera impossible de savoir qui a contaminé qui », dit Cédric O au Monde. La crainte d’un outil « liberticide » ne serait-elle alors qu’un « fantasme », comme le dit le secrétaire d’Etat ? Pas vraiment, à en croire certains détracteurs, qui craignent que cette surveillance temporaire ne s’installe durablement. « Cette appli est dangereuse car elle contribue à habituer la population à se faire traquer », estime La Quadrature du Net.

Dans le passé, chaque épidémie a « mis en tension libertés individuelles et sécurité sanitaire collective », rappelle l’historien Patrice Bourdelais. Les outils de surveillance mis en place « n’ont jamais été abandonnés, sauf si on les remplaçait par d’autres », poursuit-il. Ainsi, le confinement, mécanisme instauré dès la peste noire, n’a été abandonné qu’avec la mise en place de « l’English system » au XIXe siècle : un dispositif de contrôle et de quarantaine ciblé, instauré dans les ports d’entrées de marchandises et de passagers.

Inédit, le recours à des nouvelles technologies de traçage pour endiguer une pandémie pourrait ainsi devenir la norme. « C’est un des futurs possibles, d’autant que la population partage déjà ses données personnelles avec Google ou d’autres Gafa, c’est entré dans notre culture », avance Patrice Bourdelais. « A l’avenir, je n’imagine pas que les Etats aient de nouveau recours au confinement, avec un arrêt de l’activité économique pendant plusieurs mois. Il leur faudra inventer autre chose ».

Une efficacité incertaine

Surveillés, les citoyens seraient-ils pour autant en meilleure santé ? « On n’a aucune preuve que ce type d’outil réglera le problème. C’est ce qu’on appelle du solutionnisme technologique : on tente de résoudre un problème politique avec un outil technologique », dénonce Benoît Piedallu. Pour fonctionner, l’application envisagée par l’exécutif repose sur un nombre d’utilisateurs suffisant et répartis sur tout le territoire. Or, sur ce point, la précarité numérique et le manque d’équipement de certaines catégories de population posent question.

S’appuyer sur l’application déployée à Singapour pour justifier la création d’un outil similaire en France pose un autre problème, poursuit le membre de La Quadrature du Net : « C’est occulter le fait qu’ils ont plus de lits dans leurs services de réanimation et qu’ils ont mené un dépistage à grande échelle ». Une stratégie qui n’a pas empêché cet Etat d’Asie du Sud-Est d’annoncer, ce mardi, la mise en place du confinement de sa population. Conscient du caractère incertain qui pèse sur le projet « StopCovid », Cédric O assure que cet outil n’est « qu’une brique optionnelle dans une stratégie globale de déconfinement ».

Faute de vaccin, la surveillance peut apparaître comme le moins mauvais des remèdes au coronavirus. Mais jusqu’à quand ? « On voit mal comment l’homme n’aurait pas toujours un temps de retard sur la maladie », dit Patrice Bourdelais. « Il y aura d’autres virus, c’est une bataille sans fin. »

*Sondage commandé par des chercheurs de l’université d’Oxford au Royaume-Uni.

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