Jean-Jacques Dupeyroux n'est plus

Jean-Jacques Dupeyroux n'est plus

Jean-Jacques Dupeyroux est mort le 23 mai 2020. Figure majeure de l'Université française, personnalité à la fois généreuse et exigeante, professeur charismatique, intellectuel engagé et esprit aussi libre qu'incisif, il a marqué de son empreinte l'étude et la compréhension de cette grande invention juridique du XXème siècle qu'a été la sécurité sociale.

Ses amis et collègues rendront le moment venu hommage à son œuvre et à sa mémoire. Qu'il suffise aujourd'hui de donner à lire cet article, qu'il publia le 17 janvier 1995 dans "Libération". On y voit avec quel style il objectait des analyses rigoureuses aux erreurs et approximations des clercs qui "accaparant tous les micros, prétendent détenir la vérité sur tout.."

LIBÉRATION 17 janvier 1995

Le rapport Minc, une nouvelle trahison des clercs

PAR JEAN-JACQUES DUPEYROUX, agrégé des facultés de droit, directeur de la revue Droit social


- JACQUES CHIRAC vient récemment de fulminer contre «les élites». Pour une fois, je ne suis pas loin de partager son irritation. Bien entendu, tout dépend de ce que l'on met sous ce mot d'«élites». Il est clair qu'il existe d'excellents épiciers qui constituent, si l'on veut, l'élite de l'épicerie; d'excellents professeurs qui constituent l'élite du corps enseignant, etc. Mais il est aussi clair que dans ses fulminations, Chirac ne visait pas les meilleurs dans leur métier, quel qu'il soit, mais ceux qui, accaparant tous les micros, prétendent détenir la vérité sur tout.

Un rapport a été élaboré par une commission du Plan, présidée par Alain Minc, sur «la France de l'an 2000». Quinze énarques, huit inspecteurs des finances aux brillantes carrières... cette commission était composée essentiellement de superstars du grand patronat et de la très haute fonction publique.

Ouvrant l'Heure de vérité du 8 novembre 94, qui accueillait Alain Minc, François-Henri de Virieu évoqua cette composition avec un rien d'ironie. Piqué au vif, son éminent invité lui répliqua que «lorsqu'on veut interdire aux élites de s'exprimer, on risque de verser dans le populisme»; et de réaffirmer dans le Nouvel Observateur du 10 novembre que l'on trouvait dans sa commission «toutes les composantes de l'élite française»... Pas moins!

Je crois que ce type d'autoproclamation en dit plus long que tout le rapport sur l'état de la société française à la veille du XXIe siècle: d'un côté la race des seigneurs; de l'autre... quoi, au fait? «La canaille», comme on disait sous l'Ancien Régime? «Le peuple», avec la charge de mépris et de frayeur viscérale qui donne «populisme»?

Revenons au rapport Minc. Sur le fond, rien à dire. Constituée en 1840, la même commission nous aurait expliqué qu'il était impensable, sous peine de catastrophe économique, d'interdire le travail des enfants des autres dans les usines ou dans les mines...; que si le sort des ouvriers était peu enviable, c'est parce qu'ils étaient alcooliques et paresseux...; que les notables, sans lesquels la société serait perdue, devaient échapper à tout impôt, etc. Telles étaient les idées reçues dans l'establishment de l'époque. A l'Ouest rien de nouveau: même phénomène avec la commission Minc. Tous ses membres, individuellement, sont incontestablement remarquables; exceptionnels, dirais-je même pour certains. Mais, réunis, ces superprivilégiés ne pouvaient que reproduire de façon quasi mécanique les analyses, les stéréotypes, les hantises de l'establishment d'aujourd'hui. Rien, dans leur texte, que l'on n'ait lu cent fois ou peu s'en faut. En dépit de quelques fausses audaces le grand chic est d'avoir l'air «iconoclaste» , un conformisme de plomb; une morne copie de Sciences po. «Un programme pour Balladur», ont dit divers journalistes... C'est ça! On attendait de cette commission qu'elle nous dise comment lutter efficacement contre l'exclusion, comment colmater les fractures qui s'aggravent à grande vitesse, comment, en un mot, empêcher la France de continuer de dévaler la pente qui conduit au désastre social américain, et on a, effectivement, un programme pour Balladur...

Je ne crois pas qu'il faille s'en indigner ni s'en étonner. Je ne vois pas, en effet, par quel mystère des «élites» consacrées, encensées, décorées souhaiteraient que change, en profondeur, la société qui leur promet le musée Grévin. Ce qui, en revanche, peut susciter une légitime colère, c'est le nombre de contre-vérités autour desquelles s'enroule le rapport. Je n'en prendrai ici que quelques exemples, mais attention: sur les points clés.

1. Education

. Nos «élites» qui elles-mêmes confient généralement leurs enfants à des écoles privées de grand luxe sont favorables à une sélection à l'entrée de l'Université: c'est leur droit! Mais avec cet argument massue: «Notre Université n'a pas les moyens de s'offrir 350.000 étudiants en psychologie, soit plus que le nombre total de psychologues en activité» (p. 145). Fâcheuse coquille imputable à l'imprimeur? Vérifications faites: pas du tout! Au demeurant, lors de son Heure de vérité si l'on peut dire , Alain Minc a repris cette bouffonnerie que des millions de gogos ont dû prendre pour argent comptant. Précisons que le nombre des étudiants en question est de l'ordre de 50.000 (3) et non de 350.000... C'est justement avec de telles affabulations que l'on alimente le «populisme» des cafés du commerce.

2. Salaires.

L'affaire, ici, est peut-être plus consternante encore. On connaît le thème à la mode, très chic: la France «a choisi le chômage»... Plus précisément, des salariés sans cœur et des syndicats irresponsables ont fait porter leurs efforts sur l'amélioration du sort de ceux qui ont un emploi en n'hésitant pas à sacrifier ceux qui n'en ont point... La preuve? «Nos choix collectifs ont permis au smicard de voir doubler en vingt ans son niveau de vie alors que celui du salarié moyen augmentait de 60%.» Depuis deux siècles, la même obsession névrotique des nantis: les ouvriers se goinfrent. Et la commission Minc de conclure qu'il faudra désormais ne plus être aussi follement généreux à l'endroit des smicards. Ici deux observations: Premièrement: le thème de «l'égoïsme» de ceux qui ont la chance d'avoir un emploi, thème sur lequel on minaude dans les salons, commence à devenir fastidieux. Qu'il faille bouleverser certaines règles du jeu, sans doute. Mais, s'agissant de travailleurs à faibles salaires qui sacrifient à la solidarité près de la moitié de la valeur de leur travail , l'accusation d'égoïsme est indécente. Pire: stupide.

Deuxièmement: je veux bien que le principe même du Smic mérite un vrai débat. Au demeurant, Alain Minc lui-même, qui naguère se moquait cruellement des «cris d'orfraie» de ses défenseurs dans son ouvrage Français, si vous osiez..., y voit aujourd'hui «un élément essentiel de la cohésion sociale» (le Nouvel Observateur précité): volte-face qui suffit à montrer la complexité du problème... Encore convient-il d'en traiter avec rigueur, au lieu de nous raconter des fariboles sur l'évolution du mirifique niveau de vie du smicard...

J'ignore comment ont évolué depuis vingt ans les gains des membres de la commission Minc, dont certains doivent gagner plusieurs dizaines de fois le Smic: s'ils avaient eu un peu d'honnêteté et d'humour, ils nous l'auraient dit. Je constate en tout cas que, de janvier 74 à janvier 94, le salaire net mensuel d'un smicard est passé de 862F à 4.831F et a donc été muliplié par 5,6, alors que, durant la même période, les prix ont été multipliés par 4,2 (2). Loin d'avoir doublé le niveau de vie du smicard, il n'a donc progressé que de 40%... quant au chiffre de 60% appliqué au cas du «salarié moyen», il est aussi absurde. Que ne dirait-on pour noyer son chien!

3. Fiscalité.

Escamotant le vrai problème soulevé par l'impôt sur le revenu il ne représente chez nous guère plus que 5% du PIB, et environ 12% en moyenne pour les pays de la Communauté et de l'OCDE... , on nous assure, éternelle tarte à la crème, que cet impôt est trop progressif. Comme d'ailleurs l'impôt sur la fortune, dont il faudrait abaisser sensiblement les taux. Soit! Mais je lis, à propos du premier, que «son taux marginal est très élevé: plus de 30% pour les contribuables ayant des revenus bas, entre 55.000F et 70.000F de salaire net pour un célibataire» (p. 154). Un rapport sur la France de l'an 2000 devait-il faire place aux incohérences... de la décote? Admettons! Mais alors, pourquoi produire des chiffres fantaisistes?

Et que dire de la proposition selon laquelle le taux de prélèvement sociofiscal pesant sur le smicard célibataire, évalué à 43,6% chiffre vraisemblable, tomberait à 35,1% lorsque ce smicard a femme et enfants (p.153) alors que ce taux reste inchangé?

On pourrait continuer l'inventaire. Prétendre que le seul régime général de la Sécurité sociale présente, du 1er janvier 1993 au 1er janvier 1995, un déficit cumulé de 140 milliards de francs est lourdement inexact. On s'étonne aussi que ces élites confondent contrat de travail à durée déterminée et contrat à durée indéterminée; que les hypothèses de base sur le rapport actifs/retraités en 2040 soient présentées comme «le scénario le plus favorable» alors que, dans le livre blanc sur les retraites dont elles sont tirées, il s'agit du scénario le plus défavorable: la nuit et le jour... Etc. On n'en finirait pas.

Dieu merci, les «élites» sont parfaitement libres de défendre n'importe quelles thèses: personne, pour reprendre le mot de Minc à l'Heure de vérité, ne songe une seule seconde à les empêcher de s'exprimer, hypothèse farfelue quand on sait à qui les médias réservent, justement, la possibilité de s'exprimer. En revanche, ce qui n'est pas acceptable, c'est que lesdites «élites» n'hésitent pas à fonder leurs assertions sur des données fallacieuses; et ce sans prendre grand risque: qui les mettrait en doute, ces données, lorsqu'elles sont authentifiées par des labels prestigieux? Les journalistes de l'Heure de vérité n'ont pas réagi lorsque leur invité a évoqué, avec gourmandise, les «350.000 étudiants en psychologie»!

C'est dans cet horrible mélange de signatures illustres et de contre-vérités lamentables que se situe un abus de confiance quasi imparable et qui tend, hélas, à se généraliser: combien de fois, par exemple, aura-t-on lu, sous les plumes les plus «autorisées», qu'un jeune sur quatre était demandeur d'emploi ou qu'aux demandeurs d'emploi dénombrés par l'ANPE il fallait ajouter les Rmistes. Pures billevesées!

Résultat de tels dérapages: d'un côté, des millions de benêts sans défense gobent n'importe quoi et, de l'autre, les esprits un peu avertis, sachant à quoi s'en tenir, sont gagnés par un scepticisme systématique.

Il serait urgent et ce devrait être notamment la tâche des médias de faire obstacle à cette nouvelle «trahison des clercs».

Catherine Ducroux ★

🌿 Consultante en développement professionnel - Sophrologue du travail

3y

Quelle triste nouvelle!

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Pascal Samaran

Conseiller maitre honoraire à la Cour des comptes

3y

Ben 50 000 étudiants pour 350 000 professionnels ca fait quand même trop beaucoup

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Hocquet Anne-Sophie

Administratrice du domaine universitaire de cholet

3y

Étudiante découvrant puis se passionnant pour le droit du travail grâce à la revue droit social ( et ses professeurs transmettant leur passion de cette matière) ;

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Gérard Couturier

Professeur émérite de l'Université Paris I Panthéon Sorbonne

3y

Il y a eu, pour ceux qui s'impliquaient dans la vie du droit social, les années Dupeyroux, marquées par les éditions de son monumental précis de Droit de la sécurité social, sa direction vigoureuse de "Droit social", l'animation des grands colloques de cette revue, etc. On a la nostalgie de la richesse et du dynamisme des débats ainsi impulsés, du nombre et de la diversité de ceux qui y participaient. Pour ceux qui ont eu la chance de connaitre aussi sa culture, ses gouts, ses collections, ses engagements, ses expèriences, le regrêt de n'avoir pas su en profiter encore davantage.

Guillaume MALAURIE

Direction éditoriale Pôle Histoire (L'Histoire) Groupe Claude Perdriel et éditorialiste Challenges

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Un personnage qui aimait la vie , le bon Vin et le Droit qui protège

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