La ville est-elle faite pour les enfants ?

Quelle est la ville idéale pour les enfants ? Ville et enfance épanouie sont-elles compatibles ? Le chercheur indépendant anglais Tim Gill donne des pistes sur ce que serait la ville rêvée des enfants.

Par Julia Vergely

Publié le 26 juin 2020 à 13h55

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h19

Quelle est la place des enfants dans les villes ? Entre pollution croissante, circulation chaotique des véhicules à moteur, trottoirs rabougris, mobiliers urbains quelquefois inadaptés et réduction des espaces verts, certaines villes semblent être des terrains hostiles à l’enfance. À la veille du second tour des municipales en France, le 28 juin, demandons-nous ce qu’est une ville adaptée aux familles. Entretien sur la ville rêvée des enfants avec le chercheur indépendant anglais Tim Gill (No Fear : Growing Up in a Risk Averse Society, publié en 2007, non traduit), qui, depuis des années, essaye de repenser l’enfance et améliorer l’espace urbain pour lui laisser la place qu’elle mérite.

Les villes sont-elles aujourd’hui hostiles aux enfants ?
Les villes peuvent être un très bon endroit pour faire grandir des enfants, pour la plupart des raisons qui font que les adultes choisissent d’y vivre : ce sont des lieux pleins d’énergie, de culture, de vie sociale… Et d’un point de vue plus pratique, ce dont nous avons besoin dans notre quotidien est souvent plus facile à trouver et plus proche en ville. Donc il y a plein d’éléments qui devraient faire que la ville fonctionne pour les enfants. Mais je pense que si l’on a l’image d’une ville peu adaptée pour eux, c’est en grande partie à cause des peurs et des dangers qu’on y associe, avec, en premier chef, la circulation, ensuite la criminalité, puis tout un tas de menaces sociales.

“L’augmentation du trafic des automobiles et des deux-roues, ces cent dernières années, a rendu les villes largement plus hostiles pour les enfants.”

Ce qui est absolument certain, c’est que l’augmentation du trafic des automobiles et des deux-roues, ces cent dernières années, a rendu les villes largement plus hostiles pour les enfants. Il est très clair qu’à mesure que les villes se sont étendues, au fil de l’industrialisation, la circulation est devenue une menace mortelle pour les enfants. Le nombre d’enfants tués dans les villes de toute l’Europe et d’Amérique du Nord au début du XXe siècle est terrifiant.

Mais nous n’en sommes plus là désormais : les villes sont en train de changer. On réalise un peu partout qu’on avait mis la voiture sur un piédestal, donnant bien trop d’importance aux véhicules et à leurs conducteurs. Paris est l’un des meilleurs exemples d’une ville qui s’éveille à cela et qui fait beaucoup de changements radicaux. C’est une très bonne nouvelle pour les enfants, et les adultes, cela ouvre des possibilités de penser la ville de manière plus positive.

Il y a quelques années, on parlait de « childless cities », de villes désertées par les enfants. Est-ce toujours pertinent ?
Certaines villes deviennent assurément davantage peuplées d’enfants : Amsterdam, Melbourne, Vancouver, Barcelone, beaucoup de grandes villes. Dans certains pays, les familles avec enfants réinvestissent la ville : la tendance historique des familles qui déménagent en banlieue ou à la campagne s’y est inversée, simplement parce que les gens sont plus attirés par un mode de vie urbain, pas seulement pour eux, mais aussi pour leurs enfants.

Et surtout ils se sont rendu compte des désavantages de la banlieue ou de la campagne : la nécessité d’avoir une voiture, l’isolation sociale parfois. En un mot, la vie urbaine reste pleine d’attraits pour les familles : elles sont prêtes à sacrifier un peu d’espace, ou même de verdure, à ne pas avoir de voiture pour ce que la ville a à offrir. Mais il est évident qu’il y a des villes qui ratent le coche et qui ne pensent absolument pas aux enfants ou aux familles. Ces villes-là vont se retrouver avec quelques difficultés dans le futur parce qu’elles sont en train de littéralement mourir.

Une aire de jeux pour enfants à Rotterdam.

Une aire de jeux pour enfants à Rotterdam. Emile LUIDER/REA

Rotterdam, aux Pays-Bas, est un bon exemple : il y a quinze ans, des centaines de milliers de familles la quittaient, parce qu’elle n’était pas du tout un lieu sûr pour élever un enfant. Depuis, des millions d’euros ont été investis pour s’attaquer au problème et surtout permettre la diminution de la circulation automobile, l’amélioration des places, de l’espace public, des cours d’école… Tout pour faire un tissu urbain idéal pour les enfants et les familles. La ville a retrouvé son essor.

La récente crise sanitaire et les confinements partout en Europe ont-ils déjà bouleversé cette tendance ?
La pandémie va sans aucun doute changer la façon dont les familles perçoivent la ville. Certaines vont désormais accorder plus d’importance à l’espace privé et vont probablement envisager de déménager en banlieue ou à la campagne. D’autres, au contraire, se diront peut-être qu’il est plus sûr de vivre dans un quartier plus dense, avec des magasins et des services de proximité.

Beaucoup se souviendront avec tendresse du calme, de l’absence totale de voiture, du ciel sans pollution dont elles ont pu bénéficier pendant le confinement. Il me semble que les gens sont désormais plus ouverts à des mesures visant à réduire la circulation. Une chose avec laquelle tout le monde est aujourd’hui d’accord est l’immense valeur d’un espace vert près de chez soi.

Vous parlez des aires de jeux dans les villes comme de « ghettos pour enfants ». Quelle place y a-t-il pour les enfants dans les villes ?
Cette question ne se pose pas sans se demander quelle vision on a d’une ville adaptée aux enfants. Ma vision est celle d’une ville dans laquelle les enfants sont actifs et visibles, partout : une ville où ils peuvent jouer, se déplacer, se sociabiliser, tirer le meilleur parti des équipements. Un peu comme des poulets élevés en plein air et non en batterie !

Donc la question n’est pas vraiment celle des aires de jeux ‒ elles sont très bien et les enfants adorent ‒ ou de leur multiplication. Certains pensent que pour rendre une ville agréable aux enfants, il suffit d’aménager des aires de jeux. Non, ce qui est plus important encore est de faire en sorte que les enfants puissent, avec ou sans leurs parents, se déplacer facilement dans leur ville, à pied, à vélo ou en transports publics. C’est cela qui ouvre une ville aux enfants.

Mais les parents craignent beaucoup de laisser ainsi leurs enfants se déplacer seuls…
Oui, évidemment. Les adultes sont très anxieux par rapport au mal qu’on pourrait faire aux enfants. C’est normal, mais c’est aussi un cercle vicieux : les familles ont peur, gardent leurs enfants à l’intérieur, donc plus personne ne laisse les enfants dehors. Les gens pensent qu’ils vont être traités de mauvais parents s’ils le font.

Le schéma est difficile à casser, mais il commence à l’être : on voit des mouvements, émanant à la fois de municipalités ‒ qui veulent attirer et garder les familles ‒ et de groupes de familles vivant en ville, qui ne veulent plus garder leurs enfants enfermés et font en sorte d’améliorer les choses. Par exemple, j’aime beaucoup cette idée de créer des rues pour jouer : des parents, avec l’aide de municipalités, décident de rendre piétonnes, quelques heures par semaine ou certains jours, des rues entières. C’est très incitatif !

Le quartier De Bonne, premier EcoQuartier de France, à Grenoble.

Le quartier De Bonne, premier EcoQuartier de France, à Grenoble. ©Julien FAURE/REA

Mais il faut aussi rappeler que les menaces et les crimes envers les enfants ne sont pas si élevés que ce que les gens pensent. Depuis deux ou trois décennies, dans la plupart des villes, les chiffres ont considérablement baissé. Cependant, nous avons besoin de maires et de personnels politiques montrant leur volonté de rendre les villes plus attractives, et parfois ce n’est pas seulement une question de sécurité, il s’agit plutôt de penser un espace public plus ludique et accueillant. Cela envoie un signal aux familles : laisser votre enfant vivre dans la ville ne fait pas de vous de mauvais parents.

“Un enfant qui prend, petit à petit, plus de responsabilités sera plus confiant, capable et en lien avec les autres.”

Plusieurs chercheurs ont montré que les distances auxquelles les familles autorisent leurs enfants à se promener seuls se réduisent d’année en année et que cela a des conséquences sur leur sociabilisation. Comment les enfants peuvent-ils gagner en indépendance dans les villes ?
Il faut se rappeler qu’une partie non négligeable de l’enfance se situe dans l’action et la visibilité, en dehors de la maison et de l’école, dans l’extension graduelle de ses horizons, dans la promenade en groupe. Tout cela mène à plus de confiance en soi et, à la fin, à devenir un être responsable. Un enfant qui prend, petit à petit, plus de responsabilités sera plus confiant, capable et en lien avec les autres, et davantage connecté à la nature et à l’environnement.

Si on se demande ce qu’est une ville durable, il est certain que cela ressemble à une ville adaptée à ses enfants, dans laquelle il est facile de se déplacer à pied ou à vélo, une ville verte, avec une nature accessible. Penser la cité du point de vue des enfants peut aider à appuyer les changements nécessaires pour construire une ville plus durable.

Je pense que ce n’est pas un hasard si la plus fervente militante pour l’environnement est aujourd’hui une adolescente de 17 ans, Greta Thunberg. Elle personnifie l’urgence que nous avons à laisser les enfants entrer dans la discussion. Nous devons cesser de ne penser qu’aux intérêts étroits et particuliers des adultes. La voix des enfants n’est pas assez écoutée : ils ont évidemment beaucoup plus d’intérêt à préserver l’avenir que des gens de 50 ou 60 ans, qui malheureusement sont ceux qui aujourd’hui prennent les décisions.

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