Les lecteurs du Monde les plus fidèles ont lu des centaines de fois sa signature dans le journal. Des générations d’étudiants ont potassé ses livres. Dans le sillage de Jean-Jacques Dupeyroux, on pourrait aujourd’hui croiser des ministres, des syndicalistes, mais aussi d’anciens détenus ou des prostitués qu’il avait aidés, s’il avait accepté qu’on le remercie ou qu’on lui rende hommage. Mais ce grand professeur de droit est mort à Paris le 23 mai, à l’âge de 90 ans, en refusant par avance toute cérémonie. Et c’est bien dans son style d’homme engagé et libre de quitter la scène sans céder à la vanité des adieux.
Sur le papier, sa spécialité n’appelait d’ailleurs à première vue ni la gloire ni les louanges : agrégé de droit, grand spécialiste de la sécurité sociale, directeur pendant plus de vingt ans de la revue Droit social. Mais il en avait fait un instrument de redistribution, un idéal de justice, une matière à transmettre. Expert auprès de la Communauté européenne, il avait ainsi été consulté par de multiples jeunes Etats d’Afrique et d’Asie, tout en devenant une référence du droit social en France. « Que dit le Dupeyroux de cet après-midi dans Le Monde ? », questionnaient parfois les ministres, inquiets de se voir rappeler combien telle ou telle mesure était porteuse d’inégalités pour les plus faibles.
Chroniqueur régulier du quotidien, il pouvait parfaitement démontrer comment la sécurité sociale, monument quasi sacré en France, avait fait reposer, dès sa création en 1945, le financement des dépenses relevant de la solidarité nationale sur les salariés les moins aisés. C’est donc lui que Claude Evin, ministre de la santé et de la protection sociale, chargea, en 1989, de mener les concertations qui aboutirent à la création de la CSG, impôt proportionnel permettant un financement plus juste de la sécurité sociale.
Dix ans auparavant, il avait été chargé de mission auprès de Robert Boulin, ministre du travail de Valéry Giscard d’Estaing. Plutôt proche, en vérité, des idées de Jacques Delors et de la deuxième gauche de Michel Rocard, Dupeyroux n’appartenait à aucune chapelle ni aucun parti. Cela lui permit d’être un incessant aiguillon pour tous les gouvernements. Les ministres de la justice, de droite comme de gauche, reçurent ainsi, comme ceux des affaires sociales, leur lot d’articles et de coups de fil.
Plaider la cause des détenus et des prostitués
Féministe déclaré, Jean-Jacques Dupeyroux s’était en effet engagé dès les années 1970 pour l’égalité salariale entre hommes et femmes, et surtout l’égalité du droit à la retraite pour ces innombrables épouses de commerçants, d’agriculteurs, de professions libérales qui travaillaient comme leur mari sans en retirer aucune protection une fois la vieillesse arrivée. Il plaida cette cause toute sa vie, ainsi que deux autres moins défendues encore, celle des détenus et celle des prostitués. Combien d’appels pour améliorer le sort des prisonniers ou résoudre le cas d’une travailleuse du sexe sans aucune protection sociale ?
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