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Récit

Au Conseil d’Etat, la réforme de l’assurance chômage mise sur le gril par une juge «dubitative»

La réforme de l’assurance chômage, qui doit modifier en profondeur le calcul de l’allocation, est contestée par l’ensemble des syndicats. La plus haute juridiction administrative doit se prononcer sur une éventuelle suspension du projet avant son entrée en vigueur, le 1er juillet.
par Frantz Durupt
publié le 11 juin 2021 à 9h39
(mis à jour le 11 juin 2021 à 10h24)

Michel Beaugas s’accroche à ce que lui a dit l’avocat de son syndicat, Me Haas : «Il ne faut jamais se fier à son impression d’audience.» Il n’empêche : le secrétaire confédéral de FO chargé de l’emploi a bien assisté au même spectacle que son collègue de la CGT, Denis Gravouil. Et, en sortant du Conseil d’Etat jeudi après-midi, les deux peinent à imaginer ce qui pourrait empêcher que la réforme de l’assurance chômage, censée entrer (partiellement) en application au 1er juillet, ne soit suspendue d’ici-là. Ce qui serait déjà une victoire importante, en attendant une décision sur le fond qui pourrait prendre plusieurs mois.

«Effets graves et immédiats»

L’audience a duré près de trois heures. Trois heures au cours desquelles la juge des référés, Anne Egerszegi, a mis la réforme de l’assurance chômage sur le gril, en ne cachant pas qu’elle était parfois «dubitative» face aux arguments du ministère du Travail. Question de forme d’abord : les six organisations syndicales qui ont saisi la plus haute juridiction administrative estiment qu’il y a urgence à suspendre la réforme, d’où leurs procédures en référé. Celle-ci «aura des effets graves et immédiats», a fait valoir Cédric Uzan-Sarano, l’avocat de l’Unsa, en faisant référence au nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR), qui permet de déterminer le montant de l’allocation versée à un demandeur d’emploi. Pilier du projet gouvernemental, ce nouveau mode de calcul doit désormais tenir compte des périodes non travaillées dans le calcul du SJR, faisant mécaniquement baisser celui-ci pour les travailleurs précaires qui enchaînent les contrats courts entrecoupés de période d’inactivité. Il entrera en vigueur le 1er juillet et pourrait causer, pour 1,15 million de futurs demandeurs d’emploi, une baisse moyenne de 17 % de leur allocation par rapport à ce qu’elle aurait été aujourd’hui. Une estimation avancée en avril par l’Unédic, l’organisme paritaire qui gère l’assurance chômage.

A cela, le directeur des affaires juridiques du ministère, Charles Touboul, a répondu que rien dans son projet n’est «irréversible» et qu’il y a «un intérêt public à ce que cette réforme entre en vigueur». Sauf que la juge s’est ensuite demandé pourquoi le gouvernement avait tout de même veillé à opérer un «découplage» entre les deux moteurs de sa lutte contre la précarité. En effet, le système de bonus-malus, qui est censé frapper au portefeuille les entreprises abusant des CDD, ne fera ressentir ses premiers effets qu’en septembre 2022 – et sur un nombre limité de secteurs. «Il n’y a pas de découplage», a rétorqué Charles Touboul en faisant valoir que pour le bonus-malus, une période d’observation débutait dès le 1er juillet. Mais tout en reconnaissant, aussi, que «le SJR est de l’ordre de l’immédiat, alors que le bonus-malus, c’est de l’incitatif». «Avez-vous envisagé une clause de retour à meilleure fortune pour le SJR a ensuite demandé la présidente au ministère du Travail, en référence au fait que deux mesures de la réforme – la dégressivité des allocations pour les plus hauts salaires et l’augmentation du nombre de mois nécessaires pour ouvrir des droits – étaient conditionnées à une nette amélioration du marché de l’emploi. «Ça n’a pas été envisagé», a répondu le ministère.

«Différence de traitement disproportionnée»

Questions de fond ensuite : au cours de l’audience, c’est le bien-fondé même de la réforme qui a été questionné à de multiples reprises par la présidente elle-même. «Est-ce que vous pensez qu’actuellement, les entreprises sont à même de proposer, dans le contexte très incertain où l’on se trouve, des contrats de longue durée ou des CDI a demandé Anne Egerszegi aux représentants du gouvernement. Et d’observer : «Si effectivement les demandeurs d’emploi ne sont pas en capacité, compte tenu du contexte économique actuel, de trouver des contrats de longue durée, on fait peser tous les efforts sur [eux].» En réponse, le représentant du ministère a expliqué que l’«esprit de la réforme» résidait dans le fait que les salariés eux-mêmes pourraient «exercer collectivement une pression sur les recruteurs pour que des emplois durables soient proposés». Un argument qui a amusé la salle, et que les syndicats se sont empressés d’attaquer. «Il n’existe pas de salarié opportuniste, c’est une invention», a rétorqué Antoine Lyon-Caen, l’avocat de la CGT, en se fondant notamment sur des études publiées au début du mois de mai par la direction des recherches du ministère du Travail (Dares). Selon ces travaux, «ces salariés sont rarement en mesure de négocier leurs conditions de travail».

La juge des référés s’est aussi beaucoup intéressée au nouveau mode de calcul du SJR. Rien de plus normal : après tout, si cette audience avait lieu, c’est parce que le ministère a publié fin mars un nouveau décret censé corriger le précédent, qui avait été censuré en novembre 2020 par nul autre que… le Conseil d’Etat. Déjà saisi par des organisations syndicales, celui-ci avait en effet estimé, à l’époque, que le nouveau mode de calcul du SJR occasionnait, «dans certaines hypothèses, une différence de traitement manifestement disproportionnée». La juridiction avait souligné que le SJR pouvait «varier du simple au quadruple» entre deux demandeurs d’emploi, et ce malgré «un même nombre d’heures de travail» réalisées. Et aujourd’hui ? Au cours des dernières semaines, les syndicats ont multiplié les publications pour montrer que malgré l’instauration d’un plafond censé limiter le nombre de jours non travaillés pris en compte dans le calcul, d’importantes inégalités demeurent. Ils se sont appuyés également sur des études de l’Unédic. Or, la juge s’est aussi plongée dans ces études et, citant un exemple mis en lumière par l’Unédic dans lequel l’allocation d’un chômeur pouvait passer de 800 à près 200 euros, elle a dit : «Cette différence ressemble assez fortement à l’écart qui a été sanctionné dans la décision de novembre 2020.»

«La mécanique a échappé aux mécaniciens, ou plutôt aux ingénieurs», a lancé Antoine Lyon-Caen en évoquant le bouleversement que constitue ce nouveau mode de calcul du SJR. Un bouleversement tel, d’ailleurs, que le gouvernement a publié la veille de l’audience un nouveau décret censé corriger plusieurs effets pervers du précédent. En effet, les salariées ayant été en congé maternité ou ceux ayant été en chômage partiel étaient aussi affectés par la réforme, un effet reconnu comme «non voulu» par le ministère du Travail. A l’issue de l’audience, la juge n’a pas fixé de date pour le rendu de sa décision, le gouvernement devant lui livrer d’ici la semaine prochaine de nouveaux éléments sur les effets de sa réforme. Ce qui lui a donné l’occasion de signaler aux représentants du ministère qu’à une vingtaine de jours du 1er juillet, plus ils tarderaient à livrer ces éléments, moins ils auraient de temps pour plancher sur un nouveau décret en cas de suspension.

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