[Dossier Mobilités] #22 - Inclure les baby boomers dans la mobilité du XXIe siècle

Rédigé par

Peggy Mertiny

Coordinatrice France Mobilités et Cheffe adjointe du pôle Territoires

5826 France - Dernière modification le 24/03/2021 - 16:05
[Dossier Mobilités] #22 - Inclure les baby boomers dans la mobilité du XXIe siècle

La génération des baby-boomers née après-guerre est désormais confrontée aux difficultés relatives à la fin de vie. Avancée en âge, cette génération n’en reste pas moins numériquement importante, tant grâce aux progrès de la médecine, qu’à l’amélioration des conditions de vie et de travail, dont elle a très largement bénéficié. Parmi les nombreux outils technologiques qu’elle a vu se démocratiser au cours du XXème siècle, l’automobile est l’un des plus emblématiques de cette génération, tant il a contribué à combler leurs aspirations de liberté et de mobilité sans entrave. Aujourd’hui, face aux enjeux liés aux changements climatiques, il est crucial de ne pas laisser nos aînés sur le bas-côté, au risque de leur faire rater le train de la décarbonation et de créer une nouvelle fracture sociétale majeure.

Deux générations de seniors marquées par leur époque

Les Baby-boomers, d’une part, sont nés après la seconde guerre mondiale et ont construit la France des Trente Glorieuses. Ils ont aujourd’hui entre 60 et 75 ans et représentent près de 12 millions de Français[1]. Chaque année depuis 2006, ils sont environ 700 000 à prendre leur retraite. Ils ont intégré le marché de l’emploi dans un contexte de plein emploi et de mondialisation; ils ont hérité d’une retraite confortable et n’ont pas connu les privations liées à la seconde guerre mondiale ce qui en fait la cible principale des acteurs de la Silver économie. Les seniors de la génération silencieuse, d’autre part, sont nés entre la Grande Dépression de 1930 et la seconde guerre mondiale. Ils ont eu 20 ans dans les années 50 et ont désormais plus de 75 ans. Ils sont plus de 6 millions en France et 30 % d’entre eux sont en perte d’autonomie.

Si désormais les plus de 60 ans sont plus nombreux que les moins de 20 ans, à l’échéance 2050 les baby-boomers continueront de grossir les rangs des plus de 75 ans et 4 millions d’entre-eux devront faire face à une perte d’autonomie[2] : la transformation des mobilités devra donc se faire avec eux et les spécificités inhérentes à ces deux catégories de population, que nous engloberont dans l’appellation « personnes âgées » par la suite.

 

Une mobilité plus active, mais toujours ancrée dans le XXe siècle

La génération entière des baby-boomers a baigné dans l’ère du « tout-automobile » : motorisation de masse, développement des grands axes routiers et périurbanisation. Que ce soit pour leurs trajets quotidiens ou pour les loisirs, la voiture a été leur mode de transport privilégié quelle que soit leur catégorie socio-professionnelle. Ainsi, pour beaucoup de ces conducteurs historiques, l’abandon contraint de la conduite est envisagé comme une véritable « mort sociale »[3].

Ce sujet est d’autant plus sensible pour les baby-boomers d’aujourd’hui, que ces jeunes retraités s’avèrent être bien plus mobiles que leurs aînés. Les conclusions assez contre-intituitives, de plusieurs recherches, confirmées par les exploitations des enquêtes ménages déplacement certifiées Cerema (EMC2), montrent que le passage à la retraite peut s’accompagner d’une augmentation des pratiques de mobilité[4] et certains individus âgés se déplacent autant, voire plus que les cohortes de travailleurs plus jeunes. N’ayant plus de contraintes liées au travail, c’est principalement la mobilité de consommation et de loisirs qui contribue à augmenter leurs déplacements[5]

L’amélioration des conditions socio-économiques des aînés, leur accès quasi-généralisé à la voiture individuelle ainsi qu’aux nouvelles technologies, permet le maintien de modes de vie de plus en plus variés dans la vieillesse[6]. Ces constats suggèrent de dépasser les seuils normatifs classiques et prendre en compte l’hétérogénéité des pratiques de mobilité des aînés[7].

 

 

Les baby-boomers ont profité de plus de services et d’avantages sociaux que n’importe quelle autre cohorte dans l’histoire récente. Devenus âgés, ils seront probablement plus alertes et à l’aise financièrement que la génération précédente, surtout en ce qui concerne les femmes. On s’attend ainsi à ce qu’ils poursuivent leurs activités jusqu’à un âge avancé et restent acteurs de leur mobilité, fortement auto-centrée.

La motorisation croissante des hommes, et surtout des femmes apparaît comme un puissant facteur de transformation de la mobilité quotidienne au cours du troisième âge. Pour preuve, le taux de possession du permis parmi les femmes de plus de 60 ans, a progressivement augmenté, de parfois plus de 20 points en seulement 10 ans. Ce processus de motorisation des déplacements des personnes âgées paraît donc solidement engagé et on ne voit pas comment il pourrait être remis en question au cours des années à venir.

Néanmoins, en raison de la dissémination géographique de plus en plus grande des cellules familiales, les personnes âgées auront moins, sinon plus de membre de la famille proche pour s’occuper d’elles. Ceci entraîne une pression sur la collectivité pour fournir des services et des équipements en remplacement lorsque cette autonomie ne pourra plus être maintenue[8].

 

Une évolution de la mobilité difficile à appréhender dans un monde qui lui, évolue de plus en plus vite

Alors qu’ils n’ont jamais été aussi en phase avec leur temps, 16 % des personnes âgées de 56 à 74 ans et 44 % des plus de 75 ans déclarent être gênées pour se déplacer.

Les difficultés à appréhender les changements liés à l’âge s’expriment alors de manière très hétérogène [9] :

  • Le déni : 21 % des futurs seniors n’ont jamais réfléchi à l’évolution de leur mobilité au grand âge,
  • L’optimisme naïf : 32 % envisagent un report sur les transports en commun alors même qu’actuellement, seuls 5,5% des plus de 65 ans en font usage.
  • Le défaitisme : 31 % renonceront à certains de leurs déplacements et 30 % auront recours à la mobilité inversée (achats en ligne, télémédecine, livraisons…).
  • L’appel à la solidarité : 29 % auront recours à un proche (famille, amis) ou à un tiers (bénévole, professionnel 17 %) pour être accompagné.
  • Le pragmatisme : 9 % seulement s’orienteront vers un véhicule personnel adapté et 5,5 % le co-voiturage.

Ainsi les personnes âgées pourraient être tentées de prolonger indéfiniment leur pratique de la conduite lorsqu’elles ont les moyens économiques d’investir dans des véhicules équipés des dernières technologies, et ce, même si elles n’ont plus toutes les aptitudes physiques et/ou cognitives requises pour le faire. Le risque est réel, faute de solutions alternatives crédibles, de placer les personnes âgées dans un non-choix, les rendant otages de leur voiture jusqu’à leurs derniers jours.

Certes, l’arrêt de la conduite est redouté quel que soit l’âge, car vécu comme un signe d’entrée dans la vieillesse et la dépendance[10]. Mais le défaut de lucidité de la part des personnes âgées justifie-t-il que la puissance publique ne mette pas tout en œuvre pour les éclairer ?

A l’instar du logement, le maintien dans la conduite le plus tard possible fait pour le moment consensus[11]. Mais l’adaptation de la voiture aux aptitudes plus limitées des personnes ne permettra pas, à elle seule, de faire face aux changements sociétaux attendus en ce début de XXIe siècle. Cette position délibérément pro-voiture, n’est sans doute pas sans lien avec la pression exercée par les constructeurs automobiles qui trouvent là une formidable occasion de justifier la course à l’innovation, loin des impératifs internationaux de décarbonation des mobilités[12].Dès lors, sous couvert de permettre aux conducteurs les plus âgés d’être mobiles plus longtemps, cette « conception universelle » sert de prétexte pour reculer la fin de la conduite automobile, au risque de compromettre son anticipation, bien qu’inéluctable.

En outre, le développement des zones à faible émissions et la diminution progressive de l’offre de stationnement en voirie[13] (dont seulement 2 % minimum est adaptée aux personnes à mobilité réduite[14] (PMR)) vont rendre l’accès aux centralités plus difficile. Des changements devront alors être engagés à court terme, au risque d’en exclure cette frange grandissante de la population.


Jonathan Farber, Unsplash

 

Développer de nouveaux modes de mobilité adaptés au grand âge dès aujourd’hui, pour engager la mutation vers une mobilité décarbonée et inclusive pour ceux de demain

D'ici que la voiture devienne 100% autonome, des solutions de moyen termes sont à mettre en œuvre. Mais lorsqu’il s’agit de faire le bilan de l’offre de mobilité des personnes âgées, la voiture ne souffre d’aucune réelle concurrence. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de 80 ans que commence effectivement la démotorisation et à partir de 88 ans que les ménages sans voiture deviennent majoritaires. En l’absence de choix effectif, les personnes âgées sont donc prisonnières du système automobile, comme otage d’un mode de transport assigné auquel on tarde à trouver des alternatives.

Aucune recherche jusqu’à maintenant ne semble nuancer la position dominante en pointant le fait que, dans la perspective d’une mobilité bas carbone, les personnes âgées pourraient être mises tout particulièrement à contribution. Deux arguments plaident pourtant en faveur de cette position : 

  • la conduite automobile ne peut se prolonger éternellement, c’est un fait, et envisager une alternative le plus tôt possible est un gage de meilleure appropriation pour un public très attaché à ses routines.
  • les personnes à la retraite sont, par définition, moins sujettes aux contraintes professionnelles d’horaire et de mobilité. Ne pourrait-on pas attendre d’elles que leur mobilité soit, selon le cas, plus lente, moins instantanée et plus écologique ?

Des réponses ponctuelles existent pourtant. Certaines apparaissent au premier abord assez classiques : services spéciaux de transport et d’assistance[15] à la demande, tarifs sociaux ou ciblés[16]. D’autres solutions plus originales émergent aussi, davantage basées sur la pédagogie et sur la solidarité.

Tout d’abord, les alternatives au tout automobile comme les buggy et les tricycles motorisés, sont moins stigmatisants en situation de handicap. Ces alternatives posent néanmoins un nouveau défi en termes de circulation et de stationnement, car ils existent peu en France et sont ignorés de la réglementation. Notre pays est particulièrement en retard pour ce qui est de l’usage de moyens de compensations des déficits fonctionnels des personnes âgées, qui constituent pourtant une excellente solution pour maintenir la mobilité en réduisant la fatigue liée au déplacement. Par exemple, on compte au Royaume-Uni environ 500 000 utilisateurs de ces « scooters » PMR contre quelques milliers en France.

Ensuite, d’autre initiatives misent sur la formation afin « d’apprendre à être vieux », comme celle de la prévention routière[17], de l’État de New-York[18] ou l’Attaining Energy-Efficient Mobility in an Ageing Society [19], programme européen pour renforcer le management de la mobilité auprès des personnes âgées dans les transports en commun. Ce dernier mise sur la sensibilisation de tous les acteurs de la mobilité (opérateurs de transports, chauffeurs de bus, etc.), dans cinq villes européennes via des ateliers, du marketing ciblé, des campagnes et des évènements.

Enfin, des expérimentations de covoiturage solidaire ont montré leur efficacité comme « the Independent Transportation Network (ITN)[20] » aux Etats-Unis. Ce réseau national de 25 filiales locales, regroupe environ 1650 conducteurs volontaires (60 ans d’âge moyen) à destination des personnes âgées et malvoyantes (80 ans d’âge moyen). Basé sur un système de crédits, le conducteur d’hier peut devenir le passager de demain et convertir ses crédits gagnés en amont. Il est une démonstration de la « propension à payer » pour un service de qualité, a fortiori lorsque les transports en commun sont inexistants ou insuffisant.

 

Il paraît donc plus que nécessaire d’envisager la mobilité des personnes âgées sous l’angle de l’anticipation. En dédramatisant ce changement grâce à des communications appropriées à destination des seniors et surtout en dissociant « liberté individuelle et automobile »[21], usagers et autorités organisatrices des transports envisageront mieux l’évolution de l’offre et l’arrêt de la conduite automobile. Il reste encore à déterminer l’impact des technologies de l’information et de la communication sur les caractéristiques des déplacements des personnes âgées dans cette « vie après la conduite ».

 

Article signé Joël MEISSONNIER, chercheur au Cerema, équipe ESPRIM : Perturbations et Résilience des systèmes de Mobilité
et Peggy MERTINY, Chargée de mission, directrice d’études sur le stationnement et spécialiste Habitat au Cerema

Credits : Bruno Martin


[2]     Khaled Larbi (pôle Emploi-population, Insee), Delphine Roy (Drees), 2019.

[3]     Drulhe, Pervanchon, 2004.

[4]     Hidlebrand (2003) et Rosembloom (2003) dans des travaux états-uniens, ou Schönfelder et al., (2003) et Fökber & Grotz (2006) dans des études européennes, mettent ainsi en exergue, paradoxalement, la "grande" mobilité des personnes vieillissantes.

[5]     Rosenbloom, 2003. Lord, Joerin, Thériault, 2009.

[6]     C’est ce qu’observent Alsnih & Hensher (2003), Rosenbloom (2003) et Daris (2003)

[7]     Lord, Joerin, Thériault, 2009.

[9]     Rapport OCDE, 2001.

[10]     Étude sur les freins à la mobilité des seniors et la façon dont les futurs seniors se projettent dans l’évolution de leur mobilité menée par le Laboratoire de la Mobilité inclusive, Dreyfus, 2019.

[11]     Espinasse, 2005.

[12]  Étude de l’impact du vieillissement de la population sur l’offre et la demande de biens et de services, sous la direction de Pascale Hebel, CREDOC 2010."[Aux Etats Unis] Les principales recherches de l’AgeLab du MIT (Massachussetts Institute of Technology) sont celles réalisées en collaboration avec l’industrie automobile (Volkswagen, Ford et Volvo) afin que les personnes âgées puissent conduire de manière sécurisée et ainsi réduire les accidents les impliquant.[..] L’AgeLab a récemment conçu un prototype de voiture (avec Ford et BMW) pour étudier les systèmes de sécurité et le comportement des seniors au volant".

[13]     Exemple de la ville de Paris qui souhaite supprimer d’ici 2025 la moitié des places de stationnement sur voirie : https://idee.paris.fr/project/10m2-en-bas-de-chez-vous/presentation/transformer-les-places-de-stationnement-nous-voulons-votre-avis

[14]     Voirie : Décret n°2006-1658 du 21 décembre 2006 et établissements recevant du public : Arrêté du 1er août 2006

[15]     Par exemple, les services de l’association « Compagnons du voyage », créée en 1993 et le programme « SORTIR PLUS » destiné aux personnes de plus de 80 ans bénéficiaires des caisses de retraites complémentaires Agirc et Arrco.

[16]     Dispositif national en Angleterre qui permet aux seniors de circuler en bus gratuitement en dehors des heures de pointe pour les personnes âgées.

[17]    Flyer de la prévention routière destinée aux personnes âgées : « Avec le temps, comment adapter sa conduite ? »

[19]    Destiné à l’ensemble des villes européennes, le projet met en ligne des rapports, guides et études de bonnes pratiques, dans 7 langues différentes : www.aeneas-project.eu

[20]    www.itnamerica.org


 

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