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La mobilité, l’autre déterminant des inégalités

Les populations les moins favorisées ont-elles réellement les moyens de gravir l’échelle sociale ?
Chang Duong / Unsplash, CC BY-SA

Emmanuel Flachaire, IMéRA

Faut-il participer à l’émission « Qui veut gagner des millions », pour sortir de la pauvreté ? C’est l’unique opportunité qu’a eu l’Indien Jamal Malik dans le film « Slumdog millionnaire ». Et même celle-ci lui fut finalement retirée. À peine avait-il gagné la question à 20 000 roupies, qu’il fut accusé de tricherie. Les pauvres sont-ils condamnés à le rester ? Cette question, connue sous l’angle des inégalités, mérite d’être posée sur le plan de la mobilité sociale. Transformer son destin est-il vraiment possible pour tous ?

Depuis quelques décennies, les inégalités ont polarisé tous les regards et de nombreuses études économiques leur ont été consacrées. Les indices et indicateurs se sont multipliés dans le but de comparer les États et les régions. Bien que négligée, la mobilité – de revenu ou de position sociale – est un outil utile pour éclairer les problèmes liés à la pauvreté, à l’égalité des chances ou encore à la reproduction sociale.

Bande annonce du film « Slumdog Millionaire » (2008).

Les inégalités sont-elles toujours néfastes ? Le recours à la mobilité répond d’abord à cette question qui a traversé plusieurs disciplines, dont l’économie. Si les individus peuvent monter rapidement et facilement l’échelle sociale, certains affirment que non. Ceux qui sont au bas de l’échelle alternent alors à tour de rôles avec ceux qui se trouvent au-dessus. Thomas Piketty lui-même écrit « on pense souvent que l’augmentation des inégalités n’est pas importante en cas de forte mobilité ». Cette question se réfère à la théorie égalitariste de Rawls qui privilégie l’égalité des chances à l’égalité des revenus. Pour lui, rien ne sert d’atteindre l’égalité des revenus parfaite, tant que les circonstances préalables sont justes et égales pour tous les individus. On juge alors ces derniers sur le mérite et l’effort.

Inégalité et faible mobilité, inséparables ?

L’égalité des chances se réfère à la mobilité. La mobilité intergénérationnelle de revenu interroge la possibilité qu’a un enfant d’accroître facilement ses revenus par rapport à ses parents. Mais on peut aussi la comparer d’une période à l’autre de la vie d’un individu, de manière intragénérationnelle. Combien pourraient, à l’instar de Gatsby le Magnifique – ce personnage, issu d’une famille de fermiers pauvres et devenu millionnaire – se hisser au sommet de l’ascenseur social ? Dans chaque pays, la réponse diffère. Mais une constante traverse un bon nombre de situations. Selon « la courbe de Gatsby », une forte inégalité est liée à une faible mobilité sociale.

Auteur.

Tout agit comme si, plus les barreaux de l’échelle sont éloignés les uns des autres, plus il est difficile de grimper. Aux États-Unis, cette logique vient remettre en question la figure du self-made man. Dans les faits, le « rêve américain » n’est pas si facile à accomplir. Une étude réalisée par Chetty, Hendren, Kline et Saez en 2014 montre que la mobilité sociale est restée inchangée entre 1970 et 1990. Pour les nouvelles générations, les chances d’atteindre des salaires plus élevés sont restées les mêmes, tandis que l’écart entre les revenus s’est accru. Les inégalités de revenus ne facilitent donc pas la mobilité, mais sont plutôt des bâtons dans les roues des plus pauvres. Mais, dans le même temps, la mobilité liée à la position sociale est restée globalement similaire. Leurs estimations confirment la forte inégalité qui règne alors en Chine. Ceux qui ont profité de l’élévation des revenus étaient déjà issus d’une famille aisée. La courbe de Gatsby se vérifie : une grande inégalité révèle une faible mobilité sociale.

Qu’est-ce qu’on mesure, alors ?

Les comparaisons internationales analysent les inégalités à l’aide des coefficients de Gini ou de Theil. Ces mesures permettent d’étudier la distance entre la situation donnée d’un pays et le cas d’une société parfaitement égalitaire. Mais peu d’évaluations permettent de donner le tableau de la mobilité intergénérationnelle de chaque pays. Les mesures sont éparses, non harmonisées et parfois même erronées.

Cowell et Flachaire ont montré que l’indice de mobilité intergénérationnelle le plus utilisé peut être aveugle à certains mouvements ascendants ou descendants, en fonction des situations. D’autant que les résultats varient entre les outils généralement utilisés. Pour répondre à ces limites, les deux auteurs ont créé un nouvel indicateur en établissant des principes de bases.

Pour être efficace, la mesure doit prendre en compte les différents types de mobilités qui peuvent exister. L’indice Cowell-Flachaire capture donc à la fois les mobilités de revenus mais aussi celles de rang, autrement dit, la position d’un individu sur l’échelle sociale. Mettre en parallèle ces deux mesures est important car même si tous les individus augmentent leurs revenus de façon égale, la mobilité sociale peut demeurer inchangée alors même que la mobilité de revenu augmente.

Souradeep Rakshit / Unsplash, CC BY

De quelle mobilité parle-t-on ?

Le constat précédent peut être appliqué à la Chine durant le passage du millénaire. Au cours des années 2000, l’empire du Milieu a connu une croissance rapide mais ses répercussions sur la mobilité sont ambiguës. Dans leur article, Cowell et Flachaire montrent que la mobilité ascendante de revenu a augmenté, signifiant qu’un certain nombre d’individus ont accédé à des salaires plus élevés qu’avant 2000. Mais, dans le même temps, la mobilité liée à la position sociale est restée globalement similaire. Leurs estimations confirment la forte inégalité qui règne alors en Chine. Ceux qui ont profité de l’élévation des revenus étaient déjà issus d’une famille aisée. La courbe de Gatsby se vérifie : une grande inégalité révèle une faible mobilité sociale.

L’exemple de la Chine illustre l’importance de distinguer les différentes mobilités pour présenter un tableau plus précis du paysage économique d’une région. L’indice des inégalités, parce qu’il est statique, ne permet pas d’interroger les mouvements entre génération ou entre différentes périodes. Pour affiner davantage, la dimension géographique est souvent utilisée. Elle permet de souligner que, selon les zones géographiques et à l’intérieur d’un même pays, la mobilité de revenu ou de « rang » peut être totalement différente.

Alors que la Chine se divise nettement entre aires rurales et urbaines, les États-Unis présentent une mosaïque diversifiée. Certains États symbolisent avec force le rêve américain, tandis que les chances de sortir de la pauvreté sont dérisoires dans d’autres.

Cette carte montre le rang moyen (en pourcentage) d’enfants ayant grandit dans une famille située en dessous du revenu moyen en fonction des aires géographiques. Les couleurs claires représentent les aires où les enfants issus de familles à faibles revenus ont plus de chance d’accroître leur futur salaire.
New York Times

Dans le calcul de la mobilité, qu’elle soit de revenu ou de rang, la géographie n’est pas la seule variable à interroger. L’indicateur de Cowell et Flachaire se décompose pour étudier d’autres aspects, de manière détaillée. Il permet ainsi d’identifier la part des individus les plus riches, ou encore, la part des jeunes, dans le résultat obtenu. Et, surtout, il se décompose pour saisir la mobilité ascendante et descendante dans le calcul des mouvements. Enfin, les deux auteurs montrent qu’en étudiant la distance – en termes de revenu ou de rang – entre deux périodes données, l’indice de mobilité englobe celui des inégalités. En effet, il s’agit là d’un cas particulier, où la période étudiée est comparée à une situation d’égalité parfaite.

La mobilité sociale n’a pas encore fait l’objet de mesures systématiques dans les baromètres internationaux. Son évaluation constituerait un outil précieux pour les décideurs publics et offrirait un tableau précis des opportunités laissées aux individus face aux inégalités persistantes. C’est ce à quoi se sont attelés Cowell et Flachaire afin d’améliorer la connaissance de la mobilité en dépassant les limites des précédents indices et en permettant d’obtenir une description fine des inégalités dans le monde.


Ce texte a été corédigé par Claire Lapique. L’article a été publié dans la revue « Dialogues économiques » de l’AMSE, l’école d’économie d’Aix-Marseille, en partenariat avec The Conversation France.The Conversation

Emmanuel Flachaire, Professeur d’économie, IMéRA

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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