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Transports

Les villes réfléchissent à rendre les rues aux piétons... et à la marche

Voies piétonnisées, élargissement des trottoirs... Les initiatives en faveur de la marche se multiplient dans les villes françaises et étrangères. Associations et urbanistes espèrent que les mesures de distanciation pourront donner un nouvel élan à cette pratique, et bousculer le monopole de l’automobile en ville.

  • Paris, reportage

Le vélo connaît un nouvel âge d’or depuis le début du déconfinement. En France, son usage a augmenté de 44 % dès la première semaine de déconfinement, selon l’association Vélo et territoires. À Paris, Calgary, Bogotá, Mexico ou Berlin, des centaines de kilomètres de pistes cyclables ont été aménagées en urgence afin d’éviter un retour massif de la voiture en ville. La marche à pied, autre moyen de transport écologique, pourrait-elle également bénéficier de ce nouvel état d’esprit ?

« Le déconfinement représente une opportunité de développer la marche en ville d’abord parce que nous avons besoin de place pour nous distancier physiquement », analyse Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut Paris Région. Plus globalement, la crise pourrait également être une occasion de « changer de paradigme et de manière de concevoir nos mobilités et nos modes de vie ». « Beaucoup de gens ont été séduits par la possibilité de redécouvrir leurs quartiers, d’être moins stressés, de moins prendre les transports », explique l’urbaniste. « Auparavant, la marche n’était pas très valorisée, ajoute Anne Faure, urbaniste et présidente de l’association Rue de l’avenir. Pendant le confinement, les gens ont redécouvert que marcher était pratique, efficace, et surtout agréable. »

Depuis le début de la crise sanitaire, de nombreuses villes ont mis en place des aménagements afin de soutenir le développement de la marche à pied en parallèle de celui du vélo, et réduire ainsi le risque de contamination dans les transports en commun. À Lille et à Lyon, des voies auparavant réservées aux voitures ont été piétonnisées. Certains trottoirs ont également été élargis afin de faciliter la distanciation physique. À Strasbourg, Cannes et Rennes, des « zones de rencontre » ont été créées dans le centre-ville. La vitesse y est limitée à 20 km/h, et les piétons y disposent d’une priorité absolue. À l’étranger, les mairies de Bruxelles, Montréal, Oakland, Milan et Athènes ont également adopté des plans piétons afin d’accompagner le développement de cette pratique.

« Le déconfinement représente une opportunité de développer la marche en ville. »

Élargissements de trottoirs, interdiction de certaines rues aux voitures, création de zones de rencontres…

À Paris, la mairie souhaite réaliser, d’ici juillet, près de deux cents aménagements en faveur des piétons. Élargissements de trottoirs, interdiction de certaines rues aux voitures, création de zones de rencontres… Ces mesures sont pour le moment mises en place de manière transitoire, dans une démarche d’expérimentation inspirée des principes de l’urbanisme tactique — défini par des urbanistes canadiens [1] comme le fait d’utiliser du mobilier facile à installer et désinstaller afin de « démontrer les changements possibles à l’aménagement d’une rue, d’une intersection ou d’un espace public. » « La philosophie générale est de redonner plus de place aux piétons », explique Christophe Najdovski, maire-adjoint de Paris en charge des transports, des déplacements, de la voirie et de l’espace public. À Paris, les voitures représentent 10 % des déplacements, et occupent 50 % de l’espace des rues. Nous souhaitons corriger ce déséquilibre. »

Dans le quartier de Belleville, à Paris, des barrières de sécurité et des blocs de béton ont été placés sur des places de stationnement pour élargir le trottoir.

Pour le moment, seules une trentaine de rues parisiennes ont été rendues plus accessibles aux piétons. Les aménagements sont pour la plupart plutôt discrets : dans le quartier de Belleville, de simples barrières de sécurité et des blocs de béton ont été placés de manière ponctuelle sur des places de stationnement afin d’agrandir le trottoir sur quelques dizaines de mètres. « Ça ne sert à rien , s’agace un commerçant. Les gens ne les utilisent pas. » Peu nombreux semblent en effet les piétons qui remarquent la présence de ces aménagements à l’aspect peu engageant. La plupart poursuivent leur route comme si de rien n’était. « Dans un premier temps, il a fallu faire avec les moyens du bord, dit Christophe Najdovski. C’est vrai que les barrières de sécurité ne sont pas très esthétiques, mais il s’agit de mesures de court terme. L’objectif est de pérenniser ces aménagements en faisant quelque chose de plus qualitatif, en végétalisant l’espace et en respectant le cheminement des piétons. »

Faire des espaces piétons des endroits agréables à vivre est en effet essentiel, selon Christian Machu, en charge du suivi des mesures de déconfinement pour l’association 60 millions de piétons. Pour être adoptés par la population, ces itinéraires doivent permettre de se déplacer de manière continue à travers l’ensemble de la ville, explique-t-il. « Le piéton n’est pas comme le cycliste, il ne se gère pas comme un flux, confirme Cédric Boussuge, chargé d’études espaces publics et marche au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). Beaucoup d’importance doit être accordée à son confort. S’il n’y a pas de commerce, d’ombre ou d’animation, les piétons n’utilisent pas ces espaces. L’enjeu est de faire de ces endroits des espaces ludiques et confortables, où les gens se sentent à l’aise. » L’urbaniste Anne Faure renchérit :

« Les piétons ne font pas que circuler, ils séjournent. Ils ont besoin de bancs, de toilettes et de points d’eau pour s’approprier la ville. »

« Les villes doivent prendre en compte les besoins des personnes âgées, en fauteuil, malvoyantes »

Développer la marche en ville ne peut donc se réduire à agrandir des trottoirs : il s’agit de de repenser l’espace des villes comme des lieux favorables à la santé, au confort, à l’épanouissement de la vie humaine et à la biodiversité, selon Paul Lecroart. Cela peut passer, par exemple, par le recours à des plantations plutôt qu’à des poteaux et à des barrières pour délimiter les zones piétonnes. L’urbaniste évoque l’exemple de Milan, où des artistes locaux ont totalement repeint certaines places piétonnisées afin d’en modifier l’atmosphère : « Cela donne beaucoup plus envie d’en profiter, estime-t-il. Les expérimentations post-Covid 19 doivent être perçues comme quelque chose de positif. Il faut que ces aménagements en vaillent la peine : fermer un axe à la circulation générale est d’autant mieux accepté que d’autres usages sont encouragés à occuper les espaces libérés. »

La piétonisation des villes doit également prendre en compte les besoins des personnes à mobilité réduite. Elsa Prévost, chargée d’animation au sein de l’association Mobile en ville, regrette que les besoins des personnes en fauteuil roulant ne soient pas suffisamment prises en compte dans les stratégies de piétonisation mises en œuvre dans le cadre du déconfinement. « L’extension de certaines terrasses sur le trottoir à Paris, c’est une grosse régression pour nous, explique-t-elle. En fauteuil, on voit toutes les difficultés. Il y a certains trajets que je ne peux plus faire. » Elle regrette également que certaines pistes cyclables et extensions de trottoirs ne soient pas accessibles aux personnes à mobilité réduite, car situées à un niveau différent du reste de la voie. « Les piétons constituent un public extrêmement diversifié, explique Cédric Boussuge :

Les villes doivent prendre en compte les besoins des personnes âgées, en fauteuil, malvoyantes ou ayant des difficultés cognitives, sans rajouter trop de complexité ou d’obstacles. »

Si les aménagements réalisés à Paris sont « en deçà de ce qu’il faudrait », selon Paul Lecroart, ces réalisations ont cependant le mérite de faire réaliser aux habitants qu’une autre manière de vivre en ville était possible. Beaucoup de commerçants espèrent que ces piétonisations temporaires pourront se pérenniser. « Si ça pouvait rester comme ça toute l’année, ce serait génial, s’enthousiasme David, gérant d’un magasin de vêtements dans le 20e arrondissement. La rue est plus calme, les gens ont plus d’espace… Les camions de livraison ne nous cachent plus la vue, ça éclaircit ! » Dans le quartier de Château d’eau, Mirkham a également eu l’autorisation d’étendre la terrasse de son restaurant sur des places de parking. « Ça rend la rue plus vivable, raconte-t-il. Avant, c’était toujours tendu, il y avait toujours une voiture qui manœuvrait ou klaxonnait. Aujourd’hui c’est plus calme, j’aimerais que ça perdure. »

Dans le 10e arrondissement, certaines places de stationnement sont transformées en terrasses.

Paris, comme d’autre villes françaises, se montre pour le moment ouverte à une pérennisation de ces aménagements. De nombreux obstacles risquent cependant d’entraver un ancrage durable de la marche en vile : le premier, et non des moindres, est la tendance à renforcer une forme d’urbanisme favorable à la voiture, selon Paul Lecroart. « Les services publics, comme les hôpitaux, les centres d’accueil Pôle emploi ou les cabinets médicaux ont tendance à être délocalisés hors des centres », explique-t-il. Le développement des zones périurbaines, où vivent près d’un tiers des Français, représente également un frein important : « Il y a beaucoup à faire sur la "marchabilité" des périphéries. Les zones commerciales ou résidentielles sont souvent des zones monofonctionnelles, coupées par des routes. Les espaces situés entre elles sont souvent froids, hostiles à toute vie humaine, où la marche est impossible. La priorité est de travailler sur ces discontinuités. »

Plus globalement, selon l’urbaniste, le développement de la marche ne peut se faire sans une stratégie de piétonisation nationale, à l’image de ce qui se fait en Norvège. Dans ce pays, le développement de la marche ne relève pas uniquement du bon vouloir des maires, mais est intégré aux objectifs de politique nationaux. Dans un manifeste, le collectif Place aux piétons, qui regroupe les associations Rue de l’avenir, 60 millions de piétons et le comité parisien de la Fédération française de randonnée (FFR), appelle également à la mise en place d’une politique globale de développement de la marche en France. « La marche est souvent vue comme accessoire, dit Anne Faure. Nous devons être sensibilisés à son importance dès l’école. » Grâce à ce levier, espère l’urbaniste, la marche pourra enfin être considérée comme un mode de transport à part entière. Et peut-être, à terme, remettre en question le monopole de l’automobile dans les villes françaises.

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